Il ne fait pas bon être syndicaliste aux États-Unis
Écoutons d’abord Adam Smith sur le sujet de l’organisation des travailleurs (La Richesse des nations, Livre I, ch.VIII, dans la formidable traduction française de 1843 qu’en donne Adolphe Blanqui, un sage universitaire libéral et pourtant frère du célèbre Auguste Blanqui). On pourrait croire que Smith parle du 18ème siècle. Le graphique qui va suivre montre qu’il parle tout autant du 21ème siècle, aux États-Unis, dans la première économie mondiale.
« Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. […]
On n’entend guère parler, dit-on, de ligues entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais les maîtres sont de tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux-frère, et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et ses pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. […] Souvent cependant les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. […] Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. […] Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »
La loi n’interdit plus l’organisation des travailleurs, mais il s’en faut beaucoup qu’elle soit respectée. Témoin le graphique. Il est tiré d’un rapport de l’Economic Policy Institute de décembre 2019, et donne le pourcentage de plaintes entre 2016 et 2017 pour violations du droit du travail (unfair labor practices), en particulier pour licenciement abusif d’élus du personnel, qui adviennent lorsque les salariés d’une entreprise arrivent à organiser un vote sur la présence d’un syndicat dans l’entreprise. Il s’établit à 41,3% des cas. Près d’une fois sur deux, donc, l’entreprise s’oppose par des moyens illégaux à la mise en place d’un syndicat.
Le même rapport mentionne une profession qui monte, celle des consultants.
On connaissait, par l’excellent film « In the Air » de Jason Reitman avec George Clooney, la profession de conseil en licenciement, au service des DRH ne voulant pas trop se salir les mains dans les difficiles moments d’une restructuration. On apprend par ce rapport qu’il y a une profession qui monte, celle des union avoidance consultants. Ils aident l’entreprise à éviter, avec tous les moyens procéduraux disponibles, la mise en place de syndicats dans l’entreprise, et, en cas d’échec, de faire en sorte que les travailleurs votent contre le syndicat. Le rapport estime, sur base des données les plus récentes, que les employeurs dépensent de l’ordre de 340 M$ par année pour de tels consultants. Un travail bien rémunéré, semble-t-il : les consultants déclarent souvent être payés 350 $ de plus par heure ou 2 500 $ de plus par jour.
Il y a non pas un film mais un excellent documentaire, à regarder absolument, celui produit par le couple Obama sur Netflix : American Factory. Il raconte, de façon sidérante, l’histoire d’une entreprise américaine qui est rachetée par un groupe chinois producteur de vitres pour voiture. L’entreprise est bouleversée, les bons salariés américains devant se mettre au rythme des expatriés chinois stakhanovistes, expatriés qui sont quelque peu dédaigneux de ces Américains inefficaces qu’ils considéraient comme des seigneurs quand ils étaient encore en Chine. Les salariés américains de l’entreprise craquent et veulent calmer le jeu en tentant d’introduire un syndicat. C’est alors qu’une consultant anti-syndicat se pointe pour aider l’actionnaire chinois. Avec succès. Le plus surprenant dans le film, c’est que l’actionnaire chinois, peut-être flatté par le nom d’Obama, ait accepté que le documentaire se fasse, avec une vérité criante et au total peu flatteuse pour lui. À voir.