En 1990, 12 pays avancés imposaient la fortune. On n’en compte plus que quatre, après qu’Emmanuel Macron a transformé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI). Pourtant, un vif débat a émergé aux Etats-Unis autour de la proposition avancée par Elizabeth Warren, candidate bien placée à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle, de créer un impôt de 2% sur la fortune des “ultra-millionnaires” (et de 3% sur les milliardaires).

 

Dans leur récent livre, Le Triomphe de l’injustice[1], deux économistes français de Berkeley qui ont conseillé Warren, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, affirment que cet impôt contrerait la concentration grandissante de la richesse et rapporterait quelque 250 $ milliards par an, soit 1,2 % du PIB américain. Mais des contradicteurs comme Larry Summers, ancien Secrétaire au Trésor sous Clinton, et Greg Mankiw, ancien conseiller économique de George W. Bush, leur opposent au contraire qu’un impôt sur les grandes fortunes rapporterait peu, introduirait des distorsions dans le comportement des investisseurs et ne limiterait pas le pouvoir des milliardaires[2]. La controverse sur cet impôt promet d’être déterminante pour les Démocrates, surtout depuis que Warren a annoncé vouloir en augmenter les taux[3].

Le point de départ de ce cette controverse ne fait guère débat. Comme l’a souligné Lucas Chancel, de l’École d’économie de Paris, dans une conférence sur les inégalités[4] organisée par le Peterson Institute de Washington, on ne peut pas nier l’augmentation de la concentration des richesses, au moins aux États-Unis. Selon Saez et Zucman, les 1% des ménages les plus riches détiennent maintenant 40% du patrimoine total, tandis que les 90% du bas n’en détiennent qu’un quart. En 1980, ces proportions étaient inverses.

Les économistes sont en général réticents à formuler des jugements normatifs sur les inégalités parce que la théorie ne leur fournit pas vraiment d’étalon pour en déterminer le niveau acceptable. Si des entrepreneurs deviennent très riches, c’est peut-être parce que leurs innovations présente une grande valeur – et dans ce cas leur richesse est méritée. Ou bien c’est parce qu’ils sont parvenus à installer une rente de situation et celle-ci doit alors être combattue, mais le bon instrument pour le faire est la politique de la concurrence, pas l’impôt. Concrètement, ce que proposent nombre d’économistes est de s’attaquer au monopole grandissant d’Amazon, pas de se servir de la fiscalité pour exproprier Jeff Bezos.

L’imposition des richesses suscite aussi des objections de principe. Prenons par exemple, comme le propose Greg Mankiw, deux salariés du haut de l’échelle aux revenus comparables mais dont les styles de vie diffèrent. Pourquoi celui qui épargne et investit son argent dans l’économie devrait-il être davantage imposé que celui qui va skier en jet privé ? A coup sûr, celui qui épargne contribue davantage au bien-être collectif. Si l’on doit imposer quelqu’un, c’est le skieur.

C’est pourquoi de nombreux économistes préconisent, plutôt qu’un impôt sur la fortune, une combinaison d’impôt progressif sur le revenu et d’impôt sur les successions. Mais cette idée soulève deux problèmes.

Le premier est que beaucoup de super-riches n’ont pas des revenus proportionnés à leur fortune. Comme l’indiquent Saez et Zucman, le financier Warren Buffet ou Mark Zuckerberg gagnent à peine plus qu’ils ne dépensent. Leur fortune s’accoît en raison de leurs gains en capital, pas du fait de la fraction de leur revenu qu’ils mettent de côté chaque année. Et comme ces gains ne sont imposables que quand ils sont réalisés (c’est-à-dire quand la vente des titres correspondant se traduit par une plus-value), l’augmentation annuelle de leur richesse échappe pour l’essentiel à l’impôt.

La deuxième objection est que l’imposition sur les successions est politiquement toxique. Les sondages montrent année après année que, même si les économistes la défendent, la fiscalité de l’héritage reste très impopulaire auprès des électeurs. Il ne faut pas s’étonner que les responsables politiques soient réservés à l’égard d’une orientation qui rebute la plupart des citoyens.

Mais si l’impôt sur le revenu n’est pas applicable aux gains en capital et que l’impôt sur les successions ne permet pas de redistribuer la richesse d’une génération à l’autre, les inégalités de fortune ne peuvent que s’aggraver. Certains pourront défendre l’idée que cela ne pose pas de problème en soi, tant que le capital est investi ou contribue à des finalités collectives. En Allemagne, par exemple, les propriétaires d’entreprises sont exemptés d’impôt sur les successions afin que les petites et moyennes entreprises – ce Mittelstand essentiel à la prospérité du pays – puissent être transmises d’une génération à l’autre.

Une société d’héritiers dans laquelle le revenu d’une vie de travail compte moins que le patrimoine hérité de ses parents est cependant à la fois moralement indéfendable et politiquement insoutenable. Elle n’est sans doute pas non plus économiquement efficiente. Les héritiers sont souvent de mauvais managers et de piètres investisseurs.

Il est vrai qu’un impôt sur la fortune n’est pas exempt d’inconvénients. Comment, par exemple, imposer le fondateur d’une start-up dont la valeur de marché progresse mais qui ne dégage aucun revenu ? Faut-il qu’il acquitte ses impôts en nature, sous forme d’actions ? Et, en Europe, où le système d’imposition n’est pas unifié, comment les autorités nationales peuvent-elles faire face quand il suffit de déménager dans le pays voisin pour échapper à l’impôt ? Concevoir un impôt sur la fortune à la fois juste et efficace apparaît beaucoup plus difficile que ses promoteurs ne le reconnaissent habituellement.

En tous cas, une chose est claire : l’impôt sur la fortune tel qu’il a existé en Europe dans le passé ne constitue pas un exemple à suivre. Il se déclenchait à un seuil beaucoup trop faible – moins d’un million d’euros en France dans le cas de l’impôt de solidarité sur la fortune – et étaient mités par une série d’exemptions. Dans le cas français, le propriétaire d’une entreprise était exempté d’impôt tant qu’il ne vendait pas son entreprise. En conséquence, un entrepreneur qui créait et vendait successivement plusieurs start-up était imposé tandis qu’un chef d’entreprise passif ne l’était pas. Et tandis que le portefeuille d’actions d’un ménage aisé pouvait facilement procurer un rendement réel négatif après impôt, le taux d’imposition réel des 100 plus grandes fortunes du pays ne dépassait pas 0.02%.[5]

Comme le préconisent Saez et Zucman, un impôt sur la fortune devrait traiter de la même manière tous les actifs et devrait présenter un seuil de déclenchement assez élevé. Warren a fixé ce seuil à 50 millions de dollars. L’équivalent en Europe serait probablement un peu inférieur, mais certainement pas assez bas pour satisfaire Thomas Piketty, qui propose dans son dernier livre[6] un impôt annuel de 5% pour une fortune de 2 millions. La différence est que Warren se propose de réformer le capitalisme, quand Piketty ambitionne d’y mettre fin et de supprimer la propriété privée telle que nous la connaissons. L’inégalité revient au premier plan des débats économiques, et pour de bonnes raisons. Un impôt sur la fortune n’est pas la panacée, pas même une réponse optimale à la croissance des inégalités en haut de la distribution des revenus et des richesses. Mais en l’absence d’alternative convaincante, il offre une solution de second rang raisonnable. A tout le moins, l’idée ne mérite pas d’être regardée comme une hérésie.

 

© Project Syndicate https://www.project-syndicate.org

Cet article a été publié sur le site de Terra Nova le 7 novembre 2019. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation. Cet article a également été publié sur Vox-Fi le 19 novembre 2019.

 

Jean Pisani-Ferry est économiste, professeur à Sciences Po et à la Hertie School of Governance (Berlin). Il est également senior fellow chez Bruegel, think tank basé à Bruxelles, et titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l’Institut universitaire européen (Florence).

 

[1] Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, The Triumph of Injustice : How the Rich Dodge Taxes and How to Make Them Pay, Norton, 2019. https://wwnorton.com/books/the-triumph-of-injustice

[2] https://www.youtube.com/watch?v=oUGpjpEGTfE

[3] Au moment de la publication de la version anglaise de cette chronique, Elizabeth Warren envisageait un taux de 2% au-dessus de 50 millions de dollars de patrimoine, et de 3% au-dessus d’un milliard. Le 1er novembre, elle a annoncé vouloir porter ces taux à 3% et 6% pour financer sa réforme de l’assurance-maladie. Ce n’est pas une modification anodine : Saez et Zucman indiquent que le rendement moyen des patrimoines les plus élevés est de l’ordre de 6% (« Progressive Wealth Taxation », Brookings Papers, Fall 2019, Table 3). Une taxe de 6% sur la richesse équivaudrait donc en moyenne à imposer le revenu nominal à un taux de l’ordre de 100%.

[4] https://www.piie.com/events/combating-inequality-rethinking-policies-reduce-inequality-advanced-economies

[5] Selon Bruno Le Maire, le montant de l’ISF acquitté par les 100 plus grandes fortunes de France était de 70 millions.

[6] Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.