Incantation managériale : nouvelle voie stratégique de développement ?
Nouveau credo des entreprises, l’innovation est en train de profondément modifier les usages dans l’entreprise. Et pas seulement en termes de production, mais aussi, et peut-être surtout, en termes de management.
Dans cette course effrénée à l’innovation, comment donner du sens au travail d’équipe ?
Mot-clé du management, l’innovation est devenue le nouveau credo des entreprises pour créer de la valeur et développer leur compétitivité. L’innovation se conjugue à toutes les sauces : technologique, produit, managériale, organisationnelle ou de procédé. Elle est reliée à des représentations positives, voire normatives, puisqu’elle s’impose désormais comme une condition de survie essentielle pour les entreprises.
L’entrée dans une économie de la qualité et de la variété introduit une course au renouvellement des produits et services, en lien direct avec les évolutions du marché. L’engagement dans une dynamique d’innovation se traduit par la transformation des formes d’organisation et de management : la recherche de flexibilité et de réactivité passe par l’adoption de structures matricielles, du pilotage par projets, d’un fonctionnement en réseau et de la gestion des compétences.
De fait, l’innovation concentre à elle seule l’ensemble des processus de modernisation et de changement : une stratégie de développement, une logique managériale et une dynamique sociale. Associée à une valorisation du changement permanent, l’innovation peut masquer une incapacité des organisations à se transformer et devenir une incantation vide de sens et de contenu.
L’innovation intensive : un pari stratégique
Qu’est ce qu’une innovation1 ?
L’innovation donne lieu à toutes sortes de définitions. Si elle se rapproche de l’invention, elle la prolonge, car l’innovation représente le processus d’implantation et de diffusion de cette invention sur un marché ou dans des pratiques sociales2. Elle s’alimente d’une dose de créativité prenant la forme d’une combinaison nouvelle d’éléments déjà existants (le développement du low cost dans les transports aériens, une gamme de produits lactés ayant des effets bénéfiques pour la santé, le sms) ou d’une innovation radicale (le moteur à explosion, le stylobille, les jeux vidéos).
Pour autant, la plupart des inventions ne se transforment pas en innovation, c’est-à-dire en nouveaux usages sociaux et comportements. Ce qui n’empêche pas les entreprises d’investir massivement dans la création et peu dans la diffusion de ces inventions…
L’innovation intensive comme avantage compétitif
Depuis un quart de siècle, une révolution de la conception des produits et service est en marche, obligeant les entreprises à se lancer dans une course de vitesse pour diminuer les délais de développement des produits et coller au plus près des tendances du marché.
Le renouvellement accéléré des modèles de téléphone portable en est un exemple édifiant. La réactivité et la flexibilité deviennent les credo des changements organisationnels et gestionnaires et les entreprises s’engagent contre une course contre la montre qui semble ne pas avoir de fin, particulièrement dans les secteurs de haute technologie3. Cette situation fait peser des incertitudes stratégiques très fortes quant à la rentabilité du choix des technologies développées. L’importance des investissements rapproche ces entreprises des industries à fort capital immobilisé, tandis que le délai de retour sur investissement s’est considérablement raccourci, condamnant bon nombre d’entreprises à une disparition rapide (contre seulement quelques-unes qui se développent de manière exponentielle). C’est en ce sens que ce mode de développement stratégique relève d’un pari risqué, où l’enjeu de lever des fonds importants ne peut s’adosser à des informations fiables permettant de réduire le niveau d’incertitudes. Il relève en réalité de croyances sur le potentiel de rentabilité contenu dans le produit. Le développement et l’éclatement de la bulle internet au détour des années 2000 illustrent l’ampleur de ces paris.
Planifier l’innovation : un défi organisationnel
En interne, ce pari rejaillit sous la forme d’une pression temporelle renforcée pour répondre positivement à une fenêtre de marché imposée (par exemple, sortir les nouveaux modèles de tablettes numériques pour Noël, et non en janvier ou février).
Les modalités organisationnelles de cette stratégie de renouvellement rapide sont désormais bien identifiées : architecture matricielle et pilotage par projets ; rapprochement des marchés avec les professionnels de la conception ; déroulement itératif du projet sous la forme d’une ingénierie concourante, consistant à retarder au maximum la phase de choix d’une solution stabilisée ; déclinaison technologique en solutions dédiées, réutilisant des blocs élémentaires de conception pour les combiner à nouveau et rentabiliser les solutions intégrées (exemple de la Twingo dans les années 1980, utilisant un moteur existant, ou de l’iPhone mobilisant des technologies déjà développées mais rassemblées dans un même objet).
L’implantation d’une structure matricielle et d’un pilotage par projets se justifie par l’importance de fiabiliser et fluidifier les interactions entre les métiers selon une échéance imposée. La structure en mode projet prend en charge cette contrainte temporelle, à laquelle elle associe la maîtrise des coûts. Mais la fiabilité du produit repose sur les pôles de compétences à la pointe, ce qui justifie une organisation par métiers, particulièrement adaptée à la complexité des problèmes à résoudre dans le développement d’un ouvrage de haute technologie.
La coopération comme ressort de l’innovation intensive
L’organisation matricielle pointe la délicate question de l’articulation entre métiers et projets. L’affectation d’un projet ou la coordination entre métiers font du déroulement d’un projet un parcours semé d’embûches, où les sources de tensions sont nombreuses. L’organisation par projet vient puiser dans les métiers les ressources nécessaires à son accomplissement mais avec des projets aux besoins illimités, il se heurte bien souvent à l’affectation de ressources toujours limitées de main-d’œuvre ! De fait, la fluidité des ajustements entre métiers et projets et entre les projets concernant l’allocation des ressources, se révèle un impensé organisationnel.
Le retard pris dans le déroulement d’un projet rejaillit en cascade sur tous les autres, dans la mesure où les compétences mobilisées sur un projet ne peuvent être disponibles dans le même temps sur un autre projet.
Les tensions induites par les nécessaires ajustements
entre projets ou au sein des métiers ne peuvent trouver de mode de résolution que s’il existe par ailleurs les conditions d’une réelle coopération au travail. L’existence d’instances d’arbitrage ou de soupapes (dérive des coûts, des délais ou de la qualité) est insuffisante pour faire face aux innombrables aléas dans la vie d’un projet. La construction d’une compétence de coopération entre les différents acteurs concernés mobilise des liens de réseaux interpersonnels, tissés dans la durée et éprouvés dans différentes situations de projet. L’apprentissage du compromis y est jugé préférable à la maximisation des intérêts immédiats car personne (dans les projets ou métiers) ne peut prétendre imposer ses contraintes aux autres de manière durable. La coopération correspond ainsi à la modalité somme toute la plus efficace et satisfaisante pour régler les inévitables incertitudes qui jalonnent le développement d’une innovation.
En réalité, la stabilité du lien social de coopération est un des supports de l’innovation intensive… Ce constat contre-intuitif vient réinterpeller les politiques de mobilité accélérée, les changements incessants d’organisation ou d’outils de gestion. Il souligne l’importance de la stabilité des relations de travail pour supporter la flexibilité organisationnelle, l’autonomie locale entre professionnels pour régler les différends et un imaginaire partagé autour du produit comme ciment culturel.
Le management de l’innovation4
Une activité banale et collective dans la vie des organisations
De manière générique, l’innovation renvoie au développement de nouvelles pratiques sociales, qu’il s’agisse de l’adoption d’un bien de consommation, d’une technologie, d’une vision du monde, qui progressivement deviennent habituelles. Initiée par des pionniers, la diffusion d’une innovation suit une courbe en S, où des suiveurs se convertissent à ces nouvelles pratiques et deviennent progressivement majoritaires faisant basculer les réfractaires (l’exemple de la diffusion du téléphone portable en dix ans est symptomatique de l’émergence de nouveaux usages sociaux et de la recomposition d’un secteur d’activité).
Au niveau du fonctionnement de l’entreprise, là où l’organisation vise à programmer, planifier, contrôler les activités pour les rendre prévisibles, l’innovation se nourrit des incertitudes, c’est-à-dire de ce qui n’est pas réglé a priori. Ces deux logiques, organisation et innovation sont complémentaires car toute entreprise se doit de combiner rationalisation et créativité, mais elles sont également antagoniques : l’organisation tente de réduire l’incertitude au maximum et l’innovation crée du désordre organisationnel.
Au fond, l’innovation représente un processus banal car le contexte de changement permanent des entreprises constitue un terreau propice au développement d’innovations à tous les niveaux de l’organisation. Elle émane d’un dispositif de changement initié par la direction mais aussi des initiatives prises par les salariés dans leur activité de travail pour être plus efficaces. Transgresser une procédure pour accélérer le traitement d’un dossier, mobiliser son réseau pour régler une situation critique, « forcer » le logiciel pour débrouiller une situation bloquée sont autant d’opportunités d’innovations ordinaires. Les innovateurs regroupent ainsi tous ceux qui sont confrontés à l’usage de la nouveauté ou de l’inédit, les invitant à leur donner sens et utilité.
L’appropriation comme enjeu du processus d’innovation
La distinction entre invention et innovation est centrale : ce qui permet à une invention de se développer et se transformer en innovation, c’est la possibilité, pour les individus, de s’en emparer, de se l’approprier et de lui conférer sens et légitimité. Cette appropriation passe par des découvertes intermédiaires et l’exploration d’usages non contenus dans l’invention d’origine (par exemple, la télécommande a été pensée pour les personnes handicapées ne pouvant se déplacer avant de se répandre plus largement).
Les décisions de changement prises par les directions d’entreprise doivent ainsi être comprises comme des inventions et non comme des innovations. La manière dont les acteurs sociaux vont les investir ne peut être décidée à l’avance. Cet enjeu d’appropriation invite à ne pas penser le pilotage du changement comme un processus linéaire d’application d’un dispositif. En invitant les acteurs à l’amender, le détourner, à développer des pratiques non prévues, il s’agit en réalité de lui donner du sens et l’inscrire dans des usages durables. Ces ajustements s’effectuent au nom de l’efficacité (c’est par exemple pour satisfaire le client que certaines procédures ne sont pas respectées, ou pour sortir la production dans les délais impartis) ; ils ne relèvent pas d’une résistance a priori au changement proposé.
On mesure combien cette incitation à l’innovation et ce mode de pilotage itératif du changement sont éloignés des conceptions traditionnelles de l’action managériale. L’illusion du contrôle et la démarche technocratique dans la mise en œuvre des changements restent dominantes dans la déclinaison des inventions, dont le potentiel d’innovation est restreint.
Inventions dogmatiques et processus créateurs
Certaines inventions ne donnent pas lieu à une appropriation de la part des acteurs concernés et peuvent être considérées comme des modes, abandonnées peu après leur instauration. D’autres sont introduites et imposées de manière contrainte et autoritaire. L’invention devient dogmatique, en ce sens où elle repose sur une croyance dans le bien fondé du dispositif, présentée comme une vérité incontestable ; de fait elle interdit des pratiques sociales s’en écartant et s’implante comme par décret. Sa portée reste à un niveau prescriptif, car la rigidité du dispositif interdit toute forme de déformation par les acteurs pour lui donner du sens.
À l’inverse, les processus créateurs représentent un autre destin pour les inventions, car ils incorporent les notions d’expérience et d’apprentissage. L’émergence de la bureautique dans les années 1980 ou des réseaux sociaux dans les années 2000 ont largement transformé l’activité des cadres et les modes de management. Censées servir une meilleure productivité au travail ou la rapidité de circulation des informations, ces dispositifs ont été investis par les acteurs pour produire de nouveaux usages (comme par exemple la création de banques de données, de traitements statistiques locaux avec la bureautique, ou la construction de réseaux d’expertise et de capitalisation avec les réseaux sociaux). La tension entre les acteurs innovateurs transgressant l’ordre établi au nom d’une plus grande efficience et des acteurs légalistes défendant l’ordre actuel trouve une résolution dans la capacité des directions à tolérer un certain « désordre » initié par les innovateurs, mais aussi à institutionnaliser certaines pratiques innovantes, les transformant en nouvelles règles du jeu.
Ce pilotage par l’aval souligne à quel point les innovations organisationnelles sont des actions collectives, reposant sur une myriade de petits innovateurs et d’un management pariant sur l’appropriation comme moteur d’une transformation réussie de l’entreprise.
L’émergence d’une nouvelle culture managériale, plus poreuse à l’innovation, passe par une attention soutenue au processus de diffusion des inventions pour qu’elles se transforment en innovations sociales. Renoncer à focaliser le management sur l’amont de la décision, pour bien la préparer et la faire appliquer, au profit d’un pilotage itératif et construis représente un autre défi, cette fois, d’innovation managériale… l
1. Gaglio G., Sociologie de l’innovation, Que sais-je ? Puf, 2011
2. le temps de latence peut être parfois long (la norme de téléphonie mobile GSM s’appuie sur des brevets déposés en 1959 et le moulin à eau a mis près de 1 000 ans pour se banaliser !)
3. Le Masson P., Hatchuel A., Weil B., Les processus d’innovation. Conception innovante et croissance des entreprises, Hermès, 2006 Osty F., Minguet G., En quête d’innovation ; du projet au produit de haute technologie, Hermès, 2008
4. Alter N., L’innovation ordinaire, PUF, 2003
Cet article est paru dans Finance & Gestion n°320, de juin 2014