À quoi servent les économistes ? C’est le thème un peu provocateur d’un débat auquel étaient invités quatre grands noms de l’économie : Michel Camdessus, Jean-Hervé Lorenzi, Nicolas Baverez, Philippe Steiner et Éric Le Boucher1. Michel Camdessus, dans l’esprit de son mentor François Perroux (un grand économiste français), souhaiterait voir débattre les économistes sur l’analyse de la valeur. Dans son discours transparaît une certaine nostalgie de l’économie politique au profit de l’économie mathématique, voire de marché, un sentiment partagé par Jean-Hervé Lorenzi. Pour mémoire, et pour les plus jeunes, la réflexion sur la valeur est au centre des travaux de François Perroux. Il oppose volontiers ce concept à la notion de prix, expression de la seule valeur d’échange observée sur un marché : « Le prix, réalité très visible et à laquelle nul n’échappe, n’apparaît pas comme la réalité économique la plus profonde, ni comme la plus générale. Choisir de poser les problèmes en termes de valeur, c’est choisir de rechercher le sens et les lois de toute économie quelle qu’elle soit (…) La théorie de la valeur représente l’effort de penser l’ensemble de la réalité économique en poussant l’explication aussi loin et aussi profond que possible. »2 Pour mettre ce débat en perspective, il est tout aussi amusant de comparer la définition du mot « valeur » de Frederick Nietzsche à celle proposée par le dirigeant d’une grande banque d’investissement américaine. Pour le premier : « Ce qui a de la valeur, n’a pas de prix » tandis que pour le second, « Ce qui n’a pas de prix, n’a pas de valeur ». On le voit, la prédominance de l’économie de marché a peu à peu pris le pas sur la réflexion approfondie de la recherche du « sens et [d]es lois de toute économie quelle qu’elle soit (…) ».

 

Économie et politique : qui influe sur qui ?

L’Histoire économique, support d’aide à la décision politique en cas de crise… Nicolas Baverez cite notamment les dernières décisions prises en matière de politiques monétaires et budgétaires. Il y voit l’application, d’une part, des recommandations d’Irving Fisher pour éviter le mécanisme dévastateur de la déflation par la dette en période de récession et, d’autre part, de la réflexion menée par John Maynard Keynes à propos de la gestion budgétaire en cas de crise. Si l’ensemble des économistes réunis autour de cette table ronde regrette le caractère un peu réducteur de l’économiste, cantonné à celui d’un « prévisionniste », Nicolas Baverez rappelle, pour sa part, le mot de la reine d’Angleterre, au sujet de la crise actuelle, lors d’une visite à la London School of Economics : «why did nobody notice this ?» Philippe Steiner tente de justifier la déception du public vis-à-vis des économistes en mettant en avant « l’importance de la complexité engendrée par les fait sociaux et leur interaction sur l’économie ». Quant à la notion de valeur, Philippe Steiner soutient que l’un des acquis des sciences sociales est de faire respecter les valeurs auxquelles on croit. Pour lui, il existe une différence entre croyance morale et croyance économique ; les incitations sont économiques, politiques et morales.

… mais les économistes d’aujourd’hui restent peu impliqués dans ce processus. Confronté à l’affirmation de Steven Lewitt – « la morale explique le monde tel qu’il devrait être alors que l’économie explique le monde tel qu’il est » –, l’ensemble des membres de la table ronde regrette le peu de visibilité, d’écoute et peut-être même d’influence des économistes sur les politiques. Pour illustrer ce dernier point, Éric Le Boucher3 cite l’exemple de la surprenante discrétion du Conseil d’analyse économique lors de la dernière crise et notamment son absence de communication publique. Jean-Hervé Lorenzi explique cela par l’hétérogénéité ou, plus exactement, la composition de ce Conseil dont il est membre depuis sa création. Nicolas Baverez, pour sa part, note la suprématie du politique sur l’économique. Cette suprématie très « hégélienne » – « le politique est toujours supérieur à l’économique » – n’est pas nouvelle, mais si on s’en réfère à l’analyse de l’apport des économistes, certes « historiques », la gestion présente de la crise paraît plus médiatique que réelle. Les politiciens ont géré la crise en s’appuyant sur des solutions préconisées par des économistes qui ont déjà vécu les crises précédentes et qui les ont théorisées. Les jeunes économistes, en général âgés d’une cinquantaine d’années, sont moins présents sur le devant de la scène que leurs homologues américains ; cela est sans doute dû au fait que l’économie de marché s’avère beaucoup plus présente aux États-Unis qu’en Europe. Une économie davantage marquée par les boom and burst – ces envolées spectaculaires suivies d’éclatements – que dans le reste du monde, la dépendance de l’homme de la rue face aux marchés financiers y est plus grande et la place de l’économiste de marché s’avère donc plus médiatisée. Si Paul Krugman et Joseph Stiglitz4 ne peuvent pas être perçus comme tels, leur médiatisation n’est sans doute pas étrangère à la référence permanente qu’ils font aux marchés dans leurs articles publiés dans le New York Times ou le Wall Street Journal.

 

Une visibilité économique limitée dans le temps

Michel Camdessus est revenu ensuite sur l’analyse portée par Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, aujourd’hui tant décriée. Sa vision de l’environnement conjoncturel de la situation économique a longtemps été saluée par ses pairs. À partir de 1995, il s’est retrouvé confronté à de nombreuses interrogations sur l’exubérance irrationnelle5 des marchés financiers et, par contagion, de l’économie dans son ensemble. Il n’a toutefois pas trouvé de réponse à cette question qui le taraudait au point de la soumettre systématiquement lors de chaque réunion avec ses pairs, sans que ceux-ci ne puissent lui apporter de solution non plus. Michel Camdessus conclut non sans humour que l’économiste, au même titre que le dentiste, doit faire preuve de professionnalisme et d’humilité. Jean-Hervé Lorenzi partage ce sentiment et indique que la visibilité de l’économiste ne dépasse généralement pas 18 à 24 mois. De même, sur des sujets aussi essentiels que l’impact de l’environnement économique sur les relations intergénérationnelles et ses effets de retour sur l’économie, il n’a pas de réponse. Pour Jean-Hervé Lorenzi, il semble certain, ou pour le moins très probable, que les États-Unis ne se laisseront pas détrôner de leur leadership économique mondial sans réagir vigoureusement. De là à en déduire que la guerre économique Chine-États-Unis est proche ou, pour le moins, à prévoir dans les 18 à 24 prochains mois, il n’y a qu’un pas. Les demandes d’augmentation des droits de douanes pour certains produits chinois par le Sénat américain pour compenser la « sous-évaluation » du yuan face au dollar américain peuvent s’inscrire dans cette démarche et faire peut-être du 29 septembre 2010, « la » date du premier affrontement sino-américain. Ces propositions nous rappellent les mesures antidumping prises par les mêmes Américains face aux Japonais à la fin des années 1980, l’appréciation continue du yen et des exportations japonaises, et enfin l’écroulement du marché financier japonais. La Chine pourra-t-elle tirer les leçons de la guerre nippo-américaine ? La globalisation de l’économie est définitivement plus avancée aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Ses effets seront indubitablement majeurs pour les années à venir, mais il s’avère impossible aujourd’hui d’en apprécier d’ores et déjà l’impact…

 

[tabs slidertype= »top tabs »][tabcontainer] [tabtext]1.[/tabtext] [tabtext]2.[/tabtext] [tabtext]3.[/tabtext] [tabtext]4.[/tabtext] [tabtext]5.[/tabtext] [/tabcontainer] [tabcontent] [tab]1.   Respectivement gouverneur honoraire
de la Banque de France, président du Cercle des économistes, économiste et historien, professeur de sociologie-économique et directeur de la rédaction du magazine économique Enjeux-Les Échos ; ndlr.[/tab] [tab]2.Citation extraite de l’ouvrage La Valeur de François Perroux et publié en 1943, ndlr.[/tab] [tab]3.  Pour en savoir plus sur la faible implication des économistes dans le processus de décision politique, cf. article « Les cerveaux de Chicago à l’épreuve de la crise » dans Enjeux-Les Échos, édition décembre 2010, ndlr.[/tab] [tab]4. Tous les deux prix Nobel de l’Économie, ndlr.[/tab] [tab]5. Alan Greenspan a utilisé cette expression dans un discours donné devant l’American Entreprise Institute durant la bulle internet des années 1990. Par cette formule, il souhaitait mettre en garde contre une probable surévaluation du marché des actions.[/tab][/tabcontent] [/tabs]

 

Ce post est une reprise d’un article publié par la revue échanges de janvier 2011.