Que se passe-t-il au Japon ? Une démographie en baisse, un yen qui ne cesse de décliner, de plus de 40 % en deux ans, une dette publique qui grimpe inexorablement, atteignant 218 % ou 260 % du PIB en 2023 selon le mode de comptage, en tout cas plus du double de la France, une Banque du Japon désorientée… On tente ici de faire un topo de cette situation intrigante, sinon inquiétante.

Pour commencer, il faut rappeler le très étonnant partage des ressources d’épargne que vit le pays depuis très longtemps : il connaît tout à la fois un très fort excédent de sa balance courante et un budget public en continuel et très fort déficit. Même contraste du côté du secteur privé : des entreprises riches et des ménages dont le pouvoir d’achat a été très faible, sinon négatif et incapables d’épargner.

D’abord le budget (graphique 1). Il est en très fort déficit depuis 1992, de l’ordre de 5 % du PIB depuis le milieu des années 90. D’où une dérive continuelle de la dette publique qui atteint 218 % du PIB en net.

 

Les salariés japonais ne sont pas très bien lotis : on voit sur le graphique 2 que les gains de pouvoir d’achat sont pratiquement nuls depuis une dizaine d’années et même négatifs récemment avec la hausse (enfin !) de l’inflation japonaise, à 2,7 % en mars 24 après des décennies d’inflation quasi-nulle, voire négative.

 

Cette faiblesse du pouvoir d’achat va de pair avec un taux d’épargne exceptionnellement bas, en pratique à zéro, mesuré en pourcentage du revenu disponible brut des ménages (graphique 3), si l’on excepte la période du Covid qui l’a vu surgir à 20% par blocage de la consommation. Au vu de l’évolution démographique, un taux d’épargne si bas est une anomalie. Certes, ce ne sont plus les familles qui entretiennent leurs anciens, mais les systèmes de pension vont être soumis à fort stress.

 

Il y a donc un fort besoin d’épargne de l’État, qui pompe de l’ordre de 4 à 5 % du PIB chaque année de ressources financières, ceci en regard d’une capacité d’épargne nulle des ménages. Comment se fait l’équilibre ? Il vient d’une part du secteur corporate, très profitable pour les grandes entreprises exportatrices ; de l’autre, et surtout, de l’étranger, grâce à une balance courante excédentaire.

Le graphique 4 nous fait découvrir une situation étonnante à cet égard. La balance courante est fortement positive, à environ 4 % du PIB (trait noir du graphique), mais ce n’est pas en raison d’un commerce de biens et services excédentaire. Au contraire. Bien qu’il reste une puissance exportatrice, le Japon ne dégage plus d’excédent de son commerce extérieur. Son déficit de balance commerciale en 2023 est de 1,8 % du PIB (trait orange) et le solde est en pratique proche de zéro ou négatif depuis la Grande crise financière de 2008. Ce qui assure — et au-delà — l’équilibre, ce sont les revenus des capitaux placés à l’étranger (trait bleu). On n’affiche pas les revenus de transferts, comme par exemple les transferts des travailleurs étrangers, mais le poste est très faible, signe d’une politique d’immigration très verrouillée. En résumé, 4 % du PIB environ pour la balance courante, correspond à 6 % du PIB pour les revenus de la propriété et quasi -2 % pour le commerce extérieur. Ainsi, le financement interne de l’économie, et donc de l’État est permis par les revenus de l’épargne que le Japon a placé à l’extérieur. Le 6 % paraît énorme, mais ce revenu est dû en grande partie au mouvement de dépréciation du yen vis-à-vis des autres grandes devises.

 

Ainsi, le Japon est devenu un pays rentier, comme l’était la France et la Grande-Bretagne au début du siècle dernier. On voit dans le graphique 5 qui suit la façon dont ce surplus courant est investi à l’étranger, tel que le montre le compte de capital de la balance des paiements. La ligne rouge donne les flux d’investissements directs (c’est-à-dire dans des entités contrôlées par des groupes japonais), nets des investissements directs au Japon.  Les investissements de portefeuille, essentiellement au travers de fonds d’investissement, figurent en bleu. Les investissements de portefeuille sont plus erratiques que le flux, tendanciellement croissants sur la période, des investissements directs. En 2023, les deux flux font resp. 3,8 % et 4,7 % du PIB.

 

Notons au passage que le stock (et non plus le flux) d’investissement direct des groupes japonais à l’étranger fait 48 % du PIB, alors que les investissements directs étrangers au Japon n’atteignent que 8 %, soit six fois moins. Le Japon est résolument un pays fermé aux investisseurs étrangers.

La position financière nette du Japon (c’est-à-dire la valeur du patrimoine net dont il dispose à l’étranger) s’élève à 74 % du PIB en 2022 ; elle était de 31 % en 2005. Par comparaison, la France a un patrimoine net placé à l’étranger de zéro. Pour prolonger la remarque sur les retraites faites plus haut, cette exposition à l’étranger est une position rationnelle en raison de l’évolution démographique, car les systèmes de retraite, par capitalisation essentiellement au Japon, ne peuvent assurer des revenus décents que s’ils sont placés à l’étranger. Un régime de répartition ne serait pas viable dans cette configuration si la population active devait continuer de décliner, sauf gains massifs de productivité. Nota : tout système de retraite, y compris par capitalisation, a un rendement négatif si la démographie baisse sans contrepoids équivalent de la productivité. Au premier ordre, les deux systèmes sont équivalents, ce que beaucoup tendent à oublier.

Comment l’État japonais est-il en mesure de financer sa dette ?

Le tableau qui suit donne l’éclaté de la dette publique selon le détenteur. Le secteur privé, les ménages essentiellement via les fonds de pension et les compagnies d’assurance, en détient 31 %, l’extérieur 31 % et la Banque du Japon près de 40 % (tableau).

 

Là aussi, ces chiffres obligent à changer le regard qu’on portait sur le Japon. Un mythe tombe, celui d’une dette publique entièrement détenue par les agents intérieurs, ce qui la rendait en quelque sorte immune au risque de refinancement quel que soit son importance, puisque les agents intérieurs sont bien obligés de détenir des actifs domestiques. Il y aura donc désormais un regard plus attentif sur le ratio dette sur PIB. C’est principalement la dégradation de la capacité d’épargne des ménages japonais qui est ici en cause, obligeant l’État japonais à se tourner vers l’extérieur. Les temps ont donc changé : en 2005, le taux de détention par l’étranger atteignait à peine 7 %.

La Banque du Japon (BoJ) en détient près de 40 %. C’est l’occasion de rappeler que c’est la BoJ qui a inventé le quantitative easing, c’est-à-dire cette politique monétaire dite non conventionnelle par laquelle la banque centrale tente d’influer à la baisse, c’est-à-dire en achetant des obligations, sur toutes les maturités de la courbe des taux, taux longs comme taux courts, de façon à stimuler une économie jugée léthargique (le prix des obligations et les taux d’intérêt varient au sens inverse). Le décollage de cette politique s’est produit en 2014 : aujourd’hui, le total du bilan de la BoJ (essentiellement composé de ces titres financiers) atteint 127 % du PIB (graphique 6).

 

C’est une proportion beaucoup plus forte que ce qu’on voit sur le bilan de la BCE (47 % du PIB de la zone euro) et sur celui de la FED. Celle-ci détenait à son pic 9 Tr$ de dette publique, soit 36 % du PIB ; elle en détient encore 28 % en mars 2024.

Contrairement à ce que l’on dit, il n’est pas si difficile pour une banque centrale de dégonfler son bilan — ce qu’on appelle le quantitative tightening — en vendant ses obligations ou bien en ne les renouvelant pas une fois qu’elles sont remboursées. Après tout, la FED aux États-Unis a réduit son portefeuille de près de 2 Tr$ sans que personne ne le note. En effet, à lire le bilan de la banque centrale, on note en général que le stock d’obligations à l’actif correspond assez exactement au côté passif et au montant des réserves des banques. L’égalité comptable ne dit pas tout, mais les titres sont vendus à la banque centrale par le crédit du compte de réserves des banques auprès de cette banque. C’est cette égalité qui fait que le quantitative easing n’a qu’un effet modéré sur la croissance : les liquidités distribuées par la banque centrale par l’achat d’obligations lui reviennent par dépôts des banques auprès d’elle. Elles ne rentrent dans le circuit économique non financier que si les réserves accumulées par les banques leur permettent de faire plus facilement du crédit. Mais comme chacun sait, il est difficile de pousser avec une ficelle. Faire l’opération inverse consiste à faire en sorte que les banques prennent sur leur bilan des obligations d’État plutôt que des réserves. Et elles ne le font que si le rendement de portage des obligations par les banques (taux de rendement des obligations plus ou moins value anticipées) soit supérieur au taux de rémunération des réserves. Au Japon et à la BCE, elles ne sont pas rémunérées.

La BoJ est alors devant le dilemme suivant. Il lui est très difficile de persuader les banques de détenir des obligations publiques. En effet, le taux de rémunération obligataire est encore bas, à 0,9 %, comme on l’a vu, et il y a toute chance qu’il monte encore, sachant l’inflation à 2,7 %. Et si les taux montent, les pertes en capital vont s’accroître pour elle (on estime déjà à 4 %, soit 60 Md$, les pertes sur son portefeuille obligataires liées à la hausse des taux qui sont passés de quasi 0 % à la mi-2021 à 0,9 % aujourd’hui). Elle peut éviter cela en ayant une politique de taux très bas, mais c’est déjà le cas puisque son taux d’intervention est à -0,08 %, et il lui est impossible de le baisser encore puisque cela accentuerait la violente descente du yen, qui a perdu 40 % en deux ans, descente qui a déjà favorisé l’inflation importée. Le cercle vicieux se referme.

La situation économique du Japon n’est donc pas commode. Cette baisse du yen favorise bien sûr la compétitivité des exportations japonaises. Mais cette hausse de compétitivité sera limitée dans certains secteurs, dès lors que le Japon, très intégré dans des chaînes de valeur internationales, subit en retour une hausse de coûts de ses intrants. De même, le Japon semble avoir perdu la main dans les secteurs de la tech. Tout cela fait des perspectives de croissance faibles dans un contexte financier, particulièrement délicat.