La notation est en marche. Bien installée dans le monde de l’entreprise, avec des agents spécialisés qui notent votre solidité financière, qui certifient vos processus industriels, qui vérifient la conformité de vos produits, la voici dans le monde de la consommation : votre restaurant, votre hôtel sont notés par leurs clients. Et dans le monde des particuliers : louez votre appartement via un site internet, vous êtes noté par le locataire ; soyez locataire à votre tour, vous êtes noté. Allez sur un site de voyage, toujours noté ; allez sur Auboncoin ou Amazon, vous êtes noté. Vous notez les films, les restaurants, les livres, les hôtels… mais on vous note tout autant.

Cela diffère de la notation classique, celle des marchés financiers, où un agent de confiance (une agence de notation) se pare de l’autorité de pouvoir vous noter. Ici, la notation est croisée, faites par vos semblables, le peer review. Les élèves sont notés depuis belle lurette, mais maintenant les profs le sont aussi, du moins dans l’enseignement tertiaire. Dans les entreprises, les exercices de notation par vos subordonnées se multiplient. Les DRH appellent cela le « 180° », devenu le « 360° » si la revue comporte aussi vos pairs et vos supérieurs hiérarchiques.

Certains pays sont plus avancés que la France dans ce mouvement. Aux États-Unis, les banques disposent depuis longtemps des notes de crédit sur leurs clients ou prospects : notes négatives qui signalent un accident de crédit (ce qui existe en France), mais aussi notes dites positives, qui jugent de la capacité à honorer un crédit. Aux États-Unis également, où l’information commerciale sur les sociétés est pauvre (quand elles ne sont pas cotées en Bourse), il s’est développé depuis longtemps des clubs d’entreprises partageant, secteur par secteur, l’information sur la qualité de paiement de leurs clients.

On peut imaginer bientôt voir apparaître des agrégateurs de notes, capables d’aller chercher vos notes sur tous les sites que vous fréquentez, et de voir si vous êtes fiables, bon consommateur, bon producteur, bon employeur, bon travailleur, bon élève… Cela vous sera bien utile si le vous voulez être embauché, vous loger, emprunter, peut-être demain vous marier. On dit que certains employeurs consultent votre page Facebook pour y juger de votre comportement et la façon dont on vous « like ».

On ne veut pas soulever ici la question très réelle de la protection de la vie privée que pose cette évolution, mais ce qu’elle peut impliquer à terme pour l’organisation de la vie sociale. Il n’y a rien de bien neuf dans le principe. Je te donne de l’information, tu m’en donnes et le rapport de confiance se bâtit ainsi, si l’on admet que la base de la confiance, c’est la prévisibilité de l’autre davantage que son comportement plus ou moins moral. Les règles de politesse se sont progressivement construites sur ce terrain : j’observe quelques règles de déférence pour créer l’attitude réciproque chez autrui, règles qui se sont construites et ont été retenues empiriquement au fil des siècles pour leurs vertus créatrices de confiance.

Il y a un élément disciplinaire dans le processus : si je me conforme à une bonne attitude, l’autre m’en saura gré, et ma réputation, la confiance que j’inspire, en est accrue. L’équilibre collectif du jeu est un ensemble de comportements plus stabilisants économiquement et socialement.

La nouveauté vient de la généralisation du principe de notation croisée : le jugement sur la qualité de mes menus figurait déjà dans les guides de restaurant ; elle peut être désormais consultée à coût nul par tout un chacun. À présent, ce sont des moteurs de recherche qui suivent à la trace l’information positive ou négative sur les sociétés telle que circulant sur le net. S’il était possible de biaiser le jugement de l’expert en restaurant, en vin, en solvabilité financière (voir les bévues des Moody’s et S&P dans l’appréciation de la solidité des banques occidentales dans les années 2000), on s’adresse cette fois à l’opinion.

D’où le dilemme classique, mais avec une acuité plus forte que jamais. D’un côté, le processus de notation collective est souvent mieux capable que l’expert d’apporter la bonne information ; et sachant qu’il est œuvre collective, plus disciplinant. De l’autre, la collectivité, c’est l’opinion publique qui est sujette plus qu’à son tour à des émotions, des coups de chaleurs, des rejets, des rumeurs… Le regard de l’autre est disciplinant. Une fois généralisé, il peut être mutilant.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 25 février 2014.