Bruno Le Maire vient d’assigner en justice Apple et Google pour pratiques commerciales abusives, en raison des conditions exorbitantes que ces deux plateformes imposent aux startups qui mettent au point des applications distribuées via Apple store et Play store. Il est utile de lire à ce propos de Jean Tirole (JT), dans le dernier numéro de Economic Focus, la revue de la Federal Reserve Bank de Richmond. Elle porte principalement sur les défis que représentent les plateformes pour les régulateurs de la concurrence. À lire dans son intégralité. Sur la question précise de savoir si les plateformes posent un réel problème de concurrence, JT répond :

     Oui, en partie parce que les nouvelles plateformes ont des caractéristiques de monopole naturel, en ce sens qu’elles présentent de grandes externalités de réseau. Je suis sur Facebook parce que vous êtes sur Facebook. J’utilise le moteur de recherche Google ou Waze parce qu’il y a beaucoup de gens qui l’utilisent, donc les algorithmes sont construits sur plus de données et prédisent mieux. Les externalités de réseau ont tendance à créer des monopoles ou des oligopoles stricts.

     Nous devons donc en tenir compte. Peut-être pas en les brisant, car il est difficile de briser de telles entreprises : de nombreux services sont basés sur des données communes à tous les services. Mais pour que le marché reste contestable, nous devons empêcher les géants de la technologie d’engloutir leurs futurs concurrents ; plus facile à dire qu’à faire bien sûr, car les données manquent souvent pour s’assurer que la startup est bel et bien un concurrent. Et bien sûr, les acquisitions [par ces grands groupes] sont, avec les introductions en bourse, l’une des voies standard de sortie pour les VC et les fondateurs.

 

Il signale certaines pratiques, notamment le groupage (bundling) et la garantie de meilleur prix, qui faussent clairement, mais subtilement, la concurrence.

     Une startup qui peut devenir un concurrent efficace pour ces entreprises entre généralement dans une niche de marché ; il lui est très difficile d’occuper tous les segments en même temps.

     Un autre problème est que la plupart des plates-formes vous offrent une garantie de meilleur prix, aussi appelée clause de la « nation la plus favorisée » ou clause de parité des prix. En tant que consommateur, vous êtes assuré d’obtenir le prix le plus bas sur la plate-forme, tel que requis par les commerçants. Ça sonne bien, sauf que si la plupart des marchands sont enregistrés sur la plate-forme et que la plate-forme vous garantit le prix le plus bas, il n’y a plus pour vous d’incitation à regarder ailleurs. Vous êtes devenu un client « captif » et la plateforme peut donc imposer des frais importants au marchand pour avoir accès à vous. Fait intéressant, en raison de la règle de prix unique, ces frais sont payés à la fois par les utilisateurs de la plate-forme et par ceux qui ne le sont pas, de sorte que chaque plate-forme réussit à imposer ses concurrents !

 

Cette dernière phrase mérite un commentaire. Quand le marchand ou producteur vend sur la plateforme, il sacrifie pour partie ses marges, et pour partie il répercute ce coût plus élevé dans ses prix de vente. L’intéressant qu’il se rattrape de cette baisse de marge en vendant plus cher aux autres intermédiaires qui n’imposent pas une marge aussi forte.

Celui qui achète en direct sa chambre d’hôtel plutôt que passer par Booking, contribue lui aussi à payer la marge de Booking. Diabolique.

Tirole ajoute, sur le sujet de la propriété des données :

      Enfin, il y a la question délicate de la propriété des données, qui constituera un obstacle à l’entrée dans l’innovation pilotée par l’intelligence artificielle. Il y a un débat actuel entre la propriété de la plate-forme (l’état actuel) et la perspective d’une approche centrée sur l’utilisateur. C’est un sujet sous-estimé que les économistes devraient prendre en charge et essayer de faire progresser.

 

JT reconnaît que la tâche est rude pour les régulateurs. Si on prend le groupage par exemple, il a aussi son efficacité, et cela impose au régulateur de rentrer dans un luxe de détail qu’il est au final incapable de maîtriser. Il n’a tout simplement pas la bonne information, ou quand il l’a, c’est avec retard, en raison de la rapidité du progrès technique. D’où cette recommandation faites aux économistes travaillant sur ces sujets, d’« inventer des règles qui ne demandent pas beaucoup d’informations (…) d’avoir des règles solides qui fonctionneront peu importe les circonstances », de façon à rendre plus efficace et plus simple la régulation.

JT insiste sur la nécessité, dans l’analyse des plateformes, de regarder tous les aspects des transactions effectuées, à la fois du côté des clients finals et des fournisseurs qui interviennent sur elles pour présenter leur offre.

     [Par exemple], nous recevons un service fantastique de Google, gratuits pour les consommateurs. Nous recevons des emails gratuits, Waze, YouTube, des services de recherche efficaces, etc. Bien sûr, il y a un truc, vu de l’autre côté : les énormes marges perçues sur les marchands ou les annonceurs. Mais nous ne pouvons pas conclure de cette observation que Google ou Visa sont à la fois des monopoles non méritants et qui s’attaquent à leurs rivaux. Nous devons considérer le marché dans son ensemble.

     Les plateformes se comportent très différemment des entreprises traditionnelles. Elles ont tendance à être beaucoup plus protecteurs des intérêts des consommateurs, par exemple. Pas par philanthropie, mais simplement parce que cette relation de qualité avec les consommateurs leur permet de facturer plus auprès de producteurs (ou d’en attirer plus). C’est pourquoi elles s’accommodent de la concurrence entre applications au sein d’une même plateforme [exemple : Waze et Maps, au sein du même Google], c’est pourquoi elles introduisent des systèmes de notation, c’est pourquoi elles éliminent les fournisseurs nuisibles (un commerçant qui veut être sur la plate-forme doit généralement satisfaire différentes exigences qui protègent les consommateurs). Ces mécanismes – par exemple, demander des garanties aux participants à un échange ou mettre l’argent dans un compte séquestre jusqu’à ce que le consommateur soit satisfait – filtrent les marchands. Les bons trouvent le coût minime, les mauvais sont éliminés.

     Je ne dis pas que le modèle des plateformes est toujours le meilleur modèle, mais il s’est imposé pour la bonne raison qu’il est plus protecteur des intérêts des consommateurs. Il y a bien sûr l’autre côté, qui est l’intérêt des producteurs. Le bon équilibre doit être trouvé, et les plateformes comme les régulateurs doivent le trouver.

 

Si l’on permettait de suggérer à Jean Tirole une mesure simple et d’application générale à recommander aux régulateurs, ce serait peut-être de prohiber aux plateformes d’imposer la « garantie de meilleur prix ». Cela a été par exemple une pomme de discorde entre www.booking.com et les hôteliers, qui n’avaient pas le droit, s’ils voulaient « annoncer » sur la plateforme, de fixer un tarif moindre pour les clients qui les sollicitaient en direct. Sauf erreur, les hôteliers ont réussi à imposer leurs vues à Booking, sans le recours à la loi. Mais tous les marchands n’ont pas la puissance des hôteliers, et l’appui légal pourrait être utile.

C’est en effet la crainte des intermédiaires de faciliter la mise en contact pour voir finalement la transaction se faire en dehors. Par exemple, les gens en quête d’achat d’un logement regardent les offres sur www.seloger.com et tentent par tout moyen de contacter en direct le vendeur. Même chose sur www.airbnb.com pour les locations. Il est légitime d’autoriser pour les professions d’intermédiaires, les courtiers ou les agents par exemple, d’introduire dans leurs contrats des clauses d’exclusivité ; un peu moins des clauses de prix uniques.

Les autorités de la concurrence avaient déjà trogné dans le passé sur la clause introduite par Darty du « Moins cher ailleurs ? On vous rembourse la différence ». Car il s’agit en fait d’une clause anti-concurrentielle payée par le consommateur : face au poids commercial de Darty, le petit marchand n’a pas intérêt à le battre sur les prix, d’autant que cette démarche est vaine. Il s’aligne alors sur le prix de Darty, qui est libre à son tour de remonter le sien.

C’était avant que le e-commerce vienne plus que mordiller les mollets de Darty.

 

Cet article a déjà été publié sur Vox-Fi le 22 mars 2018.