Il existe dans l’économie deux types d’entreprises au sens très large du terme :

 1/ celles qui bénéficient de ressources financières dont le coût ne leur est pas facturé : associations, ONG, certaines firmes publiques car elles reçoivent des subventions, cotisations, dons, etc. à fonds perdus. Ceux qui les consentent n’en attendent aucun retour financier, mais des retours différents, car il n’y a pas que la finance dans la vie.

 2/ celles qui bénéficient de ressources financières dont le coût leur est facturé d’une façon ou d’une autre sous forme d’intérêts, de dividendes ou d’espoir de plus-values.

Les deux types d’entreprises coexistent dans l’économie, ont des rôles différents, complémentaires et on ne peut pas dire que l’une va prendre le pas sur l’autre, que l’un va disparaître au profit de l’autre.

Factuellement la seconde catégorie regroupe aujourd’hui et depuis longtemps le plus grand nombre d’emplois, assure la plus grande partie de la valeur ajoutée et la plus grande partie des innovations.

Une entreprise de la seconde catégorie doit trouver des ressources financières qui lui permettront de financer ses investissements au sens large du terme : variation du BFR, couverture des pertes de départ pour une start-up, investissement dans un programme de R&D, construction d’une nouvelle usine, acquisition d’un réseau de distribution, etc.

Mais ceux qui lui confient des fonds, les investisseurs, qu’ils soient prêteurs, banquiers ou actionnaires, ne le font pas sans demander un taux de rentabilité minimum fonction du risque couru. Ceci pour une raison simple : il est toujours plus agréable d’aller dépenser 100 € ce soir dans un dîner à deux que d’épargner ces 100 € pour récupérer dans un an ou dans 10 ans 100 €, soit la même somme sans aucun intérêt. Avec un taux d’intérêt nul, l’immense majorité des humains va consommer tout de suite et ne rien épargner au-delà de quelques jours. C’est ce que l’on appelle la préférence pour le présent et qui est un trait du caractère humain bien établi, à travers les millénaires et à travers les continents. Le taux d’intérêt n’est donc fondamentalement au niveau de l’individu que la rémunération de la renonciation à une consommation immédiate au profit d’une consommation future espérée supérieure ; ce qui permet, au niveau de la société, de constituer des surplus permettant d’investir pour le futur et de permettre des progrès.

Donc ceux qui financent les entreprises du second type attendent un taux de rentabilité sur leurs investissements, sinon ils n’investiraient pas. Ce qui ne les empêche pas non plus de financer en parallèle les entreprises du premier type. Ainsi par exemple Warren Buffett, l’un des investisseurs les plus talentueux de notre époque, mais aussi l’un des plus grands philanthropes de tous les temps. Mais il ne peut le faire que parce que, parti de rien, ses financements des entreprises du second type ont été très avisés, ce qui lui a donné des moyens qu’il n’avait pas au départ.

De la même façon que l’entreprise acquiert des matières premières en les payant, qu’elle obtient de ses ressources humaines du temps de travail physique ou intellectuel en les payant, l’entreprise obtient des investisseurs des ressources financières en les payant (le taux d’intérêt est le prix de l’argent, comme le salaire est le prix du travail).

De la même façon qu’une entreprise, en tant qu’entité humaine, ne pourra pas survivre si elle n’est pas capable, dans la durée, de vendre ses biens et ses services à un prix supérieur à son prix de revient ; une entreprise ne pourra pas non plus survivre si elle n’est pas capable, dans la durée, de gagner sur ses actifs un taux de rentabilité au moins égal au coût des ressources financières qu’elle a demandées et obtenues. Ce n’est pas la dictature de la finance, c’est simplement une condition de survie. Si l’entreprise ne paie pas ses salariés, ceux-ci vont la quitter ; et on peut les comprendre. Il en est de même pour les investisseurs.

Comme tout facteur de production, le capital a un coût car il n’existe pas en quantité illimitée, infinie. Mais en face, les humains, de tout temps, ont beaucoup plus de projets que de moyens financiers (c’est-à-dire de surplus accumulés) pour pouvoir les réaliser tous à la fois : finir de faire disparaître la faim dans le monde, finir de faire disparaître l’illettrisme, vaincre le cancer et Alzheimer, conquérir Mars, réduire la pollution, etc.

Il faut donc faire des choix et pour faire des choix il faut des outils. Au cours du temps, deux grandes familles d’outils ont été testées :

 1/ le fait du prince : construction des pyramides en Égypte ou plus récemment le président Mao (qui voulait que chaque commune de Chine ait sa propre mini-aciérie, d’où des dizaines de millions de mort de famine à cause d’un mauvais choix d’investissement/allocation de ressources, alors qu’il fallait investir dans la production agricole et jouer les effets d’échelle avec un petit nombre de grandes aciéries), sans parler de l’actuel dictateur nord-coréen. Que le prince soit un individu ou une petite clique qui a confisqué le pouvoir et essaie de le garder par la force ou la terreur ne change rien à l’affaire.

 2/ la décentralisation et la responsabilisation des individus qui épargnent et, parce qu’ils sont formés, essaient de faire les meilleurs choix d’investissement possibles compte tenu des risques qu’ils sont prêts à prendre et du taux de rentabilité qu’ils espèrent. Au cours du temps, ces individus ont conçu des outils pour faire des choix d’investissement, qui ont été raffinés et qui sont enseignés aujourd’hui.

Factuellement, dans le temps long, ces outils sont nés pour l’essentiel en Europe au début de la révolution industrielle, à un moment où la Chine avait le même niveau de vie que l’Europe, c’est-à-dire à un moment où un Français sur deux mourrait avant 20 ans et que les autres dépassaient rarement 50 ans, à un moment où les famines épisodiques étaient en train de disparaître. La Chine ne les a pas conçus ni adoptés. Elle a entamé un long déclin relatif, puis absolu à partir de 1949, dont elle n’est sortie qu’il y a près de 40 ans quand elle a écarté la bande des 4 et a commencé à faire confiance aux individus.

En ce qui nous concerne, nous n’avons absolument pas envie de revenir à l’outil « fait du prince » en matière de choix d’investissement. Et rien ne nous laisse penser que les centaines de millions de Chinois, d’Ethiopiens, d’Indiens qui sont sortis de la pauvreté absolue depuis 40 ans envient beaucoup la Corée du Nord, le Vénézuela ou Cuba. En tout cas, nous ne les voyons pas se précipiter vers ces paradis putatifs.

Est-ce que ces outils imposent une prééminence de la finance au sein de l’entreprise ? Non, comme nous l’expliquons dans les chapitre 1 et 30 du Vernimmen, le directeur financier est là pour apporter un éclairage à la direction générale, que celle-ci a parfaitement le droit de choisir des investissements selon d’autres critères, mais que si la rentabilité de ces derniers est insuffisante, d’autres investissements faits ou à faire devront compenser cette rentabilité insuffisante pour couvrir le coût des fonds mobilisés pour faire ces investissements. À défaut, l’entreprise aura des difficultés sérieuses pour continuer d’accéder à des ressources financières, si elle n’est pas capable de satisfaire les demandes de rentabilité des investisseurs qui lui confient des fonds. De la même façon que si nous dépensons plus que nous ne gagnons, et sauf à avoir hérité ou thésaurisé par ailleurs, nous allons avoir de sérieux problèmes.

Est-ce que ces outils peuvent prendre en compte les externalités négatives que l’entreprise génère ? Oui techniquement, mais faut-il encore que la collectivité les mesure et les fasse payer à l’entreprise, car ce n’est pas par construction l’entreprise qui est capable de mesurer ses nuisances sur la collectivité. Lorsque l’on a créé une taxe sur les dépliants publicitaires des supermarchés qui encombraient les boîtes aux lettres, les calculs de rentabilité des entreprises ont été ajustés et elles ont vite arrêté le recours à ce media dont le coût était devenu supérieur au retour. L’instauration de crédits carbone a eu des effets similaires sur un secteur moins anecdotique que le précédent. C’est une affaire de démocratie, c’est-à-dire de capacité de la majorité des citoyens à convaincre les hommes et femmes politiques de pénaliser ainsi les créateurs de d’externalités négatives jugées collectivement comme non désirables et d’aider ceux qui vont souffrir du fait de ces restrictions (le mineur de charbon qui verra sa mine fermer avant qu’elle ne soit épuisée). On est assez loin du domaine de la technique qui est celui de la gestion financière des entreprises.

Est-ce que ces outils sont la garantie de toujours faire les meilleurs choix ? Non. Mais comme on n’a pas trouvé mieux pour l’instant on fait avec, comme l’homme a fait avec le cheval pour se déplacer jusqu’à l’invention des chemins de fer. Le jour où l’on trouvera quelque chose de mieux, comptez sur nous pour l’inclure au plus vite dans le Vernimmen.

 

Cet article a été initialement publié dans la Lettre Vernimmen.net n°154 (décembre 2017). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.