Kaput ! Quatre chocs mortels que subit l’Allemagne
Kaput, The End of the German Miracle est un livre choc, qui fait maintenant partie du débat politique en Allemagne. Son auteur, Wolfgang Münchau, est l’un des éditorialistes vedettes du Financial Times et le correspondant du journal pour les affaires allemandes. Le diagnostic qu’il porte sur son pays est sombre. Il est certes conscient qu’il est toujours imprudent de parier contre l’Allemagne, sachant sa capacité de rebond – on en sait quelque chose pour le football – mais il s’agit cette fois d’une crise existentielle dont le pays aura du mal à se sortir.
Car il s’agit de quatre chocs significatifs, qui apparaissent à la lumière aujourd’hui, mais dont la gestation se voyait de longue date. Je les liste rapidement ici, mais la lecture du livre, efficacement écrit, s’impose à tout lecteur intéressé par les affaires européennes et, pourrait-on dire, françaises, car la France en subira le contre-choc et partage avec l’Allemagne certains des maux décrits.
Premier de ces chocs, la fin de l’illusion de l’énergie pas chère. Le livre raconte bien comment l’Allemagne s’est progressivement lié les mains face à la Russie, achetant chez elle jusqu’à 60 % de son gaz et 30 % de son pétrole. La responsabilité des sociaux-démocrates est majeure dans cette politique, mais tous les chanceliers l’ont activement appuyée, et ceci en raison de la connivence entre l’élite politique et ce que j’appelle le complexe automobilo-chimico-industriel, dont le lecteur découvre l’influence hors de proportion dans la vie politique allemande. Les erreurs se sont accumulées en matière de politique énergétique, une seconde bévue majeure ayant été le démantèlement d’une industrie nucléaire qui fonctionnait bien et assurait 14 % de l’offre énergétique du pays.
Second choc, la Chine. Elle était le partenaire parfait pour la politique néo-mercantiliste qui fait le cœur du succès industriel allemand depuis la fin de la guerre (politique d’encouragement systématique des exportations au détriment des importations). L’Allemagne livrait ses autos, puis les machines-outils pour les faire, et maintenant la Chine l’emporte sur l’Allemagne à la fois en matière automobile et pour les machines-outils, si l’on excepte pour l’instant le très haut de gamme.
Troisième choc, le plus dangereux : l’expertise allemande, on le sait, c’est l’ingénierie mécanique et chimique (deux industries dont il faut savoir qu’elles n’ont pas été détruites, mais au contraire stimulées par la guerre elle-même et l’immédiat après-guerre quand l’Europe se reconstruisait). Münchau décrit l’histoire classique de patrons d’industrie qui, forts de leur succès, n’ont pas vu venir les temps nouveaux de l’ingénierie électronique et numérique où ils sont désormais complètement dépassés. Le rattrapage va être difficile, les États-Unis et la Chine sont désormais loin devant. Le Rapport Draghi nous rappelle que le problème est européen.
Ce n’est pas d’ailleurs que l’Allemagne ait une activité de R&D et de brevets moindre que les États-Unis. Le graphique suivant l’illustre bien que je tire du rapport « The Middle-Income Trap » de la Banque mondiale. Le tissu industriel est incontestablement plus dynamique aux États-Unis, du point de vue de la mobilité du capital (graphique de gauche, qui montre le « taux d’entrée » approché par la proportion d’entreprises cotés qui existaient déjà en 1950). Mais en regard, à droite, le nombre de brevets par habitant. Il est plus fort en Allemagne. Problème : la plupart pourraient être des « vieux » brevets, vieux avant même d’être nés.
Quatrième choc, la fin de l’ère du passager clandestin en matière de politique de défense nationale, choc que Trump II va amplifier. Le pays vivait sous le parapluie militaire des États-Unis, ne consacrant à l’armée que ce qui lui permettait de promouvoir ses exportations militaires. Cela lui permettait au total une économie de ressources supérieure à 1 point de PIB par an par rapport à des pays comme le Royaume-Uni ou la France. Ce temps est révolu.
Le chapitre 5 est consacré à la politique macroéconomique et la gestion du tout à l’export. Au fond, l’idéal – qui remonte à l’ordo-libéralisme de l’après-guerre – c’est de mettre la politique économique en double autopilote : la banque centrale qui s’occupe opiniâtrement de l’inflation et le « frein fiscal » (règle par laquelle le déficit public non conjoncturel ne peut dépasser 0,35 % du PIB) qui met une camisole sur la politique budgétaire. Et pour le reste, le mercantilisme déjà mentionné qui a vu l’Allemagne avoir des excédents de balance courante allant jusqu’à 8 % du PIB, ce qui est énorme vu la taille de l’économie. Une politique, soit dit en passant, qui a asphyxié le reste de l’Europe.
Très curieusement, l’Allemagne n’a pas mis sur pied, comme la Norvège avec son pétrole, un fonds souverain pour parer aux mauvais jours, ceux qui sont devant sa porte aujourd’hui. Or, les besoins de financement sont majeurs sur le sol allemand : infrastructures souvent médiocres, transition énergétique, choc de restructuration de l’industrie, remise à niveau du système bancaire et financier, réarmement face à la déstabilisation politique de l’Europe… (Münchau ne mentionne pas que ces excédents sont massivement acquis en créances vis-à-vis du reste de l’UE, c’est-à-dire dans la position excédentaire du système monétaire européen, qui ne rapporte rien financièrement et qui serait à la merci d’un choc financier majeur comme le serait une crise financière majeure de la France, hélas pas totalement hors de question.)
Le feu couvait depuis longtemps, explique Münchau de manière convaincante, mais a été masqué par le rebond des années 2000 (la fin de l’homme malade de l’Europe, rappelons-nous !), à savoir le succès de Schröder dans la baisse radicale des coûts salariaux allemands, ceci au détriment de la compétitivité des autres pays de l’UE, surtout de la France qui s’offrait au même moment le délicieux plaisir des 35 heures et de la hausse de 25 % du SMIC.
Bref, un livre à lire. Le sort de l’Allemagne est aussi et au premier chef celui d’une Europe, dont la France, bien embarrassée dans la conjoncture politique et économique présente.