La saga de l’Obamacare rebondit. Le Congrès américain, dominé par le Parti républicain, n’est pas arrivé depuis l’élection de Donald Trump à abolir le Affordable Care Act, la loi sur l’assurance maladie universelle aux États-Unis, dite Obamacare. Aux termes d’atermoiements, de tentatives avortées, de pressions sur les membres du Congrès, l’évidence est apparue : les Républicains ne disposent d’aucune proposition sérieuse de remplacement pour la loi emblématique de la présidence Obama. Se défaire de cette loi sans accord sur un nouveau système a fait peur à beaucoup. D’autant plus qu’il est difficile de toucher un élément partiel de cette loi sans tout mettre à terre. C’est exactement ce qu’a compris Donald Trump. Au moment où j’écris, il vient, dans une sorte de politique du pire, de prendre deux ordonnances qui, si elles étaient appliquées, paralyseraient la loi, forçant le Congrès à légiférer à nouveau.

 

Une assurance liée à l’emploi

Décrivons pour commencer le système aujourd’hui en place. Le financement des services de santé des États-Unis était largement, avant 2010, de source privée, de la part de patients couverts par des assurances qu’ils contractaient personnellement ou au travers de leurs entreprises s’ils disposaient d’un emploi. Adossé à cela, un système d’aide publique à la santé est en place depuis les grandes réformes sociales des années 1960, avec des conditions d’accès reposant essentiellement sur le revenu : Medicare pour les personnes âgées et Medicaid pour les personnes démunies1. Un nombre considérable de personnes, plus de vingt millions, échappait à toute couverture santé, ce qui fait encore des États-Unis, entre autres causes, le pays dont l’état de santé de la population est le pire de tous les pays développés, alors qu’il dispose du système de fourniture de soins le plus sophistiqué, le plus coûteux et techniquement le plus poussé2. La réforme Obama partait du constat d’une insuffisance bien connue de tout marché privé en matière d’assurance santé, à savoir, selon le terme technique, l’« antisélection ».

Dit rapidement, les personnes qui sont en bonne santé ou qui présentent peu de risques de santé n’ont pas intérêt à prendre une couverture d’assurance complète et donc coûteuse. C’est l’inverse pour les gens à risque plus élevé. Si la compagnie d’assurances n’a comme clients que des personnes à risque élevé, elle ne peut subsister, par défaut de solvabilité de sa clientèle. Or, à vendre ses polices au prix moyen qui reflète à la fois les bons et les mauvais risques, elle fait fuir les bons risques qui trouvent la police trop chère et voit les mauvais risques affluer. Cela met la compagnie en déficit ou lui fait perdre des parts de marché. Par ricochet, c’est finalement tout le marché de l’assurance santé qui peut se dérober. Aurait-elle comme solution de pratiquer la « discrimination tarifaire », offrant des polices meilleur marché aux bons risques et plus coûteuses aux mauvais risques ? Cela suppose de bien connaître les risques individuels, sans intrusion excessive dans la vie privée de ses clients, puis de mettre en place des « préconditions » à l’accès à tel ou tel type d’assurance, ce qui suppose de connaître l’histoire médicale du client3.

Beaucoup de gens n’y trouvent plus leur compte tandis que d’autres n’ont de toute façon pas les moyens de s’assurer.

Le développement du big data, c’est-à-dire d’un instrument d’investigation bien plus puissant sur les conditions de santé des gens, rend plus aigu le débat sur les préconditions. La discrimination très fine que ces progrès rendent possible pose, outre la question éthique de l’exclusion ou du reflux des mauvais risques vers la solidarité publique, celle de l’assurabilité même de la santé. La prime individuelle devient, si l’on pousse à l’extrême l’idée d’une pleine clairvoyance de l’individu ou de son assureur sur les risques qu’il encourt, rigoureusement égale au coût de la protection santé, de sorte que la personne a tout autant intérêt à payer de sa poche au fil des accidents de santé.

Le clivage s’opère aussi entre jeunes et vieux : le jeune actif ressent peu le besoin de s’assurer, tandis que la personne âgée s’assurera, mais fort cher. Il n’y aura plus de mutualisation du risque santé le long de la vie. Dans une logique de pleine responsabilité individuelle, il suffirait bien sûr que le jeune soit prévoyant et épargne dans la perspective de ses vieux jours. Mais on reconnaît ici une vision assez naïve et idéologique.

Il n’en allait pas complètement ainsi aux États-Unis avant la réforme Obama. Par tradition – et non par obligation légale –, c’est l’entreprise qui fournit une grosse part de la protection santé de ses salariés. Or l’entreprise exerce une sorte de mutualisation intergénérationnelle quand elle fait couvrir, à prix à peu près unique, l’ensemble de son personnel. Mais c’est alors pour elle une incitation à ne pas trop se charger d’un personnel âgé ou avec enfants si elle veut minimiser le coût de l’assurance. Et de toute façon, toute une frange de la population, mal employée ou non employée – on sait que le taux d’activité est très bas aux États-Unis –, échappe à ce subventionnement privé.

 

Les termes de la réforme Obama

Après de multiples tentatives, notamment celle conduite par Hillary Clinton aux premiers temps de la présidence de son mari, Obama a réussi à faire passer une réforme qui réunit trois ingrédients indissociables.

D’abord, une offre de couverture santé unique, sans précondition età tarif unique. Il reste la possibilité d’assurance complémentaire, mais le système de base est raisonnablement large. Ce premier trait ne suffit pas à lui seul, puisque ceux qui s’estiment en bonne santé pourraient sortir de l’assurance dans un tel système et nous ramèneraient au cas précédent. D’où le second ingrédient : l’obligation de s’assurer, ce que les Américains appellent le « mandat individuel ». On étend à la santé ce qui existe pour d’autres domaines d’assurance, par exemple l’assurance automobile. Et à nouveau, l’assurance doit obéir à certaines conditions minimales : souscrire une assurance à moindre coût en échange d’une couverture minimale serait une façon d’échapper à l’assurance.

Comme l’obligation est universelle, embrassant toute la population, salariée ou non, on retrouve alors le risque qu’à inclure les populations, marginales, le coût de l’assurance soit jugé trop important pour certains, provoquant un rejet de leur part. D’où le troisième ingrédient : une aide publique à l’achat d’assurance pour les bas revenus ou les démunis, qui prend la forme d’une extension de Medicaid, le système décrit plus haut.

Voici ce qu’est la réforme Obama. Et c’est une réforme qui fonctionne, du moins dans les États de l’Union, en général de gouvernance démocrate, dès lors qu’ils s’appliquent à bien le mettre en place en dépit de son coût budgétaire.

 

La réponse de Trump et du Parti républicain

Ce tout compact est, par sa cohérence, difficile à amender ou à couper en morceaux. Par conséquent, les Républicains n’ont jamais été unis sur les directions possibles d’une réforme, sans parler de Trump qui n’a jamais eu, de son propre aveu, d’idée sur le sujet4. Dans la tradition libertarienne, certains s’en sont pris au mandat individuel, signe d’une intrusion publique inacceptable dans le domaine du contrat, qui doit rester de la décision des individus. D’autres ont attaqué l’aide sociale attachée, sans prendre en compte son caractère indispensable à l’équilibre du système. Certains ont soutenu le projet d’amendement du sénateur Cruz, voulant que l’obligation d’assurance ne porte que sur des contrats très minimaux, laissant le nécessaire complément à la discrétion des assurés. D’autres voulaient réduire les montants budgétaires alloués à Medicaid, sans voir que ces coupes reporteraient une large fraction des sommes économisées vers le budget des États ou des hôpitaux. Certains enfin, à bout d’imagination, usés par ces pitoyables tractations et peu enthousiasmés par les premiers pas de la présidence Trump, voulaient se contenter d’abroger et de renvoyer à plus tard la mise au point d’un système de remplacement. Mais le retour en arrière a un coût électoral, parce qu’il priverait de nombreux Américains, plus de vingt millions selon les services d’étude du Congrès, d’une couverture santé dont ils ont appris à disposer avec l’Obamacare.

Le retour en arrière priverait de nombreux Américains d’une couverture santé.

Un autre facteur embarrasse les plus cohérents des élus républicains : la loi votée sous Obama n’est nullement en rupture idéologique avec le credo antérieur du parti, avant sa capture par les absolutistes libertariens ou les démagogues religieux. Il reprend largement un projet antérieurement soutenu par des membres éminents de leur parti, à la suite d’une proposition élaborée en 1999 par The Heritage Foundation, un think tank classé parmi les plus conservateurs. Elle avait été mise en oeuvre avec un certain succès dans le Massachussetts par Mitt Romney, l’adversaire républicain de Barack Obama à la présidentielle de 2012, quand il en était devenu gouverneur en 2002.

Les Républicains ont enfin vu la difficulté à « vendre » la logique de « responsabilité individuelle » devant leurs électeurs. Quel médecin irait refuser l’admission d’un cas grave dans un hôpital sous prétexte qu’il n’est pas à jour de sa prime d’assurance5 ? Et à limiter aux soins mineurs le refus d’accès au système de santé sans assurance, on risque de multiplier les cas aggravés par défaut de soins premiers, exigeant des frais beaucoup plus lourds et qu’on ne peut éthiquement refuser de soigner.

Mais Trump en a décidé autrement. Non plus en réclamant du Congrès de repartir à l’attaque sur l’abolition pleine et entière, chose impossible en l’état, mais par deux simples décisions (executive orders) propres à rompre l’équilibre économique du modèle. La première mesure demande au gouvernement de suspendre les subventions publiques pour les bas revenus;

la seconde reprend quelque peu la proposition de Cruz de limiter Obamacare à des polices à faible pouvoir d’assurance, inutiles en quelque sorte. La loi reste la loi, et on ne sait trop l’attitude qu’auront les compagnies d’assurances, mais il se crée une incertitude qui peut paralyser le système et montrer aux électeurs que décidément Obamacare ne marche pas. La bataille se poursuit.

 

La question du payeur unique. Le cas français

Obamacare préserve un rôle pour un marché privé et concurrentiel de l’assurance, sans faire le pas consistant à retenir un assureur unique, contrôlé par l’État puisque en position de monopole, ce qu’on appelle tout simplement une « sécurité sociale ». Le Canada vit sous un tel système, la France également, de façon moins tranchée, nous allons le voir. La production des soins y est effectuée par des acteurs privés mis en concurrence, mais le financement et l’assurance des frais engendrés est de ressort public. Ces deux pays, et beaucoup d’autres, disposent au total d’un système moins coûteux, plus équitable et d’une population en meilleure santé qu’aux États-Unis. Le Royaume-Uni va plus loin encore puisque la production même du service de santé est sous contrôle public, avec globalement l’approbation de la population. Margaret Thatcher, pour prendre son cas, s’était bien gardée de remettre en cause ou de privatiser l’iconique National Health Service (Nhs), une institution aussi solide aux yeux des Britanniques que la Bbc ou la Couronne.

Passer au payeur unique est politiquement très difficile aux États-Unis, malgré les appels en ce sens de certains démocrates dont Bernie Sanders, le rival de Hillary Clinton lors de la récente primaire démocrate. Il faudrait pour cela passer d’un système de cotisations privées d’assurance à un système de quasi-taxation, comme le sont les cotisations sociales : ce serait préférable pour la majorité des gens, mais des intérêts très puissants y perdraient, notamment l’influent secteur des assurances aux États-Unis.

De plus, les Américains sont plutôt satisfaits du système présent, du moins ceux qui bénéficient d’une prise en charge par leur employeur. Obama a eu l’habileté de ne pas ouvrir un front d’opposants trop large et de préserver un système où demeurent des assurances privées mises en concurrence et strictement encadrées. Il s’agit donc d’un compromis qu’il faudra faire vivre6. Les défaites républicaines au Congrès rendent probable son maintien à moyen terme.

Mais beaucoup d’économistes de la santé jugent que le système de payeur unique a de meilleures propriétés. Il permet de réaliser des économies sur les coûts administratifs et de surveiller plus efficacement les prestataires de santé. De plus, s’agissant d’une offre de couverture santé très contrainte (prix unique, plan unique, etc.), la concurrence est assez factice. C’est toujours le cas quand un marché est limité dans son extension et dans la diversité de son offre : les parts de marché acquises par un assureur correspondent aux parts perdues par un autre. Ce jeu à somme nulle pousse chacun d’entre eux à investir lourdement dans l’effort commercial pour capter le client, sans réelle valeur ajoutée dans l’offre de soins.

De plus, un payeur unique est en mesure de collecter une masse d’informations épidémiologiques d’une richesse sans comparaison avec ce que peuvent obtenir des assureurs dispersés. C’est ainsi que les bases de données de la Sécurité sociale française sont dites de loin les plus riches au monde (et bien trop sous-exploitées). On a vu le danger que cette profusion d’informations, utilisées à des fins pécuniaires par des acteurs mis en concurrence, ferait peser – peut-être à leur corps défendant – sur l’acte même d’assurance. Mais dans le cadre d’un prix unique et derrière un voile d’ignorance imposé, elle peut être mise à profit pour la prévention et pour les choix d’investissement dans la santé.

Enfin, un payeur unique rend possibles des mutualisations (par exemple entre jeunes et vieux) qu’il serait difficile de réaliser par d’autres moyens, l’instrument budgétaire, dit de solidarité, étant plus complexe à manier.

Cela force à interroger la distinction souvent faite entre assurance et solidarité s’agissant d’un bien largement public comme la santé, où la bonne santé des uns aide aussi à la bonne santé des autres. On dit « assurance » quand c’est le porteur de risque qui le finance, et donc via des cotisations sociales dans le cas français, et « solidarité » si le budget de l’État est appelé. Mais le caractère universel de la protection, la multiplicité des mutualisations réalisées, le voile d’ignorance qui doit rester en place sur les risques réellement encourus par les gens, pour des raisons autant pratiques qu’éthiques, tout cela rend illusoire l’attribution d’une prime d’assurance actuariellement « juste » pour chaque personne. L’assurance sociale est un instrument technique d’assurance, légitime en soi, quel que soit le mode de financement de ses versements.

 

Une dérive dangereuse du système français

Il était certainement imprudent de la part du candidat François Fillon, conseillé par l’ancien dirigeant du groupe d’assurance Axa, de proposer un chamboulement du système de payeur unique, en confinant la Sécurité sociale au financement des soins les plus lourds et en laissant le reste du marché entre les mains des assureurs privés ou des mutuelles. Les arguments exposés plus haut n’avaient pas été pesés de tout leur poids, encore moins l’attachement des Français à leur « bonne Sécu ». Le candidat a très vite fait marche arrière. Mais la proposition n’était pas sans lien avec une évolution à l’oeuvre depuis quelques années en France.

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On observe une extension croissante du domaine des mutuelles et des compagnies d’assurances.

On peut en effet comparer les deux systèmes tels qu’ils sont, le système américain après la réforme Obama et le système français. Dans les deux cas, l’offre de soins est privée (sauf en ce qui concerne le système hospitalier en France, beaucoup plus largement public qu’aux États-Unis).

La différence porte sur l’assurance, privée et sous « mandat individuel » avec soutien budgétaire public aux États-Unis, publique en France pour la Sécurité sociale, mais de plus en plus associée de manière complémentaire au système d’assurances semi-privées que sont les mutuelles.

Or on observe une extension croissante du domaine des mutuelles et des compagnies d’assurances, particulièrement pour la médecine de ville, à la suite de certains retraits de la Sécurité sociale pour des raisons budgétaires. Ce système mixte pose en l’état certains des problèmes mentionnés plus haut, dont deux en particulier. D’abord, des coûts administratifs et de surveillance élevés, en raison notamment de la multiplicité des caisses mutuelles (qu’on pourrait atténuer en forçant les fusions entre elles). Mais surtout une discrimination à l’endroit des personnes qui ne bénéficient pas d’une couverture santé assurée par leur entreprise, c’est-à-dire celles qui ne sont pas sur le marché du travail, qui travaillent pour leur compte ou qui sont retraitées. Ces complémentaires santé d’entreprises sont même subventionnées par la puissance publique puisqu’elles échappent, sous certaines conditions, aux impôts et à une bonne part des cotisations sociales. Le système français d’assurance santé ne diffère donc pas tant que cela du système multi-payeur en vigueur aux États-Unis et, il faut le noter, avec des restrictions moins fortes que celles qu’impose la réforme Obama (prix unique, offre standardisée, obligation de s’assurer), dont on a vu qu’elles sont des garde-fous importants. Une prolongation de cette tendance en France serait une forme de passage au système de santé que projettent, dans leur inconséquence, les membres du Parti républicain pour les États-Unis.

 

1 – Medicaid est le programme de santé conjoint entre État fédéral et États fédérés dans lequel le gouvernement fédéral définit qui est éligible et stipule quels avantages doivent être fournis. Il est financé par les États avec un soutien fédéral, selon une formule où les États à faible revenu moyen reçoivent une part plus importante du financement fédéral. Les gens couverts par Medicaid sont bien mieux suivis et traités que les non-assurés qui n’y ont pas accès.

2 – Voir les travaux à ce sujet d’Anne Case et d’Angus Deaton (“Rising Morbidity and Mortality in Midlife among White Non-Hispanic Americans in the 21st Century”, Proceedings of the National Academy of Sciences, 17 septembre 2015).

3 – Elle peut aussi forcer le client à révéler son information cachée, par exemple en offrant deux types de contrats, l’un peu coûteux mais à couverture très faible, l’autre plus cher mais couvrant mieux le risque. Le client qui pense que son risque est faible choisira la première police ; celui qui pense être fortement sujet au risque, la seconde.

4 – « Personne ne savait que la santé était une chose si compliquée », disait-il lors de la conférence de presse du 27 février 2017.

5 – On évoque le cas de gens soignés à l’hôpital alors qu’ils étaient inconscients et menacés de mort, découvrant une fois sauvés qu’ils ont « acheté » leur vie au prix d’un endettement qui les réduit à l’indigence.

6 – On note ici que les assurances, bien qu’obligatoires, sont considérées par les comptables nationaux comme des dépenses privées et non, comme c’est le cas s’agissant de cotisations sociales, comme des impôts. C’est sur cette distinction devenue très artificielle que repose pour une bonne part la mesure du poids de l’État dans l’économie : faible dans le cas des États-Unis, forte dans le cas de la France.

 

Cet article a été initialement publié par la revue Esprit (novembre 2017). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.