La bonne mesure du profit (2) : EVA et DCF
Au stade où nous a laissé le dernier post (voir « La bonne mesure du profit (1) : l’Economic Value Added ou EVA »), on conclue que la valeur de l’entreprise selon l’EVA ne peut rien être d’autre que la valeur de l’entreprise obtenue par la DCF, c’est-à-dire en sommant tous les flux nets de trésorerie actualisés (DCF pour Discounted Cash-flows). Evidemment, puisqu’on avait enfoncé une porte ouverte ! Mais il est intéressant de passer cette porte.
Rappelons que le flux net de trésorerie est le montant de cash qui peut être remonté aux bailleurs de fonds une fois que l’entreprise a payé ses investissements en capital fixe et en capital circulant (le BFR) pour assurer son chemin de croissance. C’est donc, toujours en absence d’impôts, l’excédent brut d’exploitation dont on retire les dépenses d’investissements.
La dépense d’investissement permet d’assurer le remplacement du capital usagé (l’amortissement) et de faire croître le stock net de capital1. Soit :
Le flux de trésorerie s’écrit donc encore :
La valeur de l’entreprise est donc, selon la règle de la DCF :
Faites vos calculs, on montre l’égalité des formules (a) et (b). La valeur selon la DCF est égale à la valeur selon l’EVA ! Pas étonnant : si vous maximisez le profit bien calculé de chaque période future, vous maximisez la valeur de l’entreprise.
Une façon intéressante de montrer cette égalité consiste à éliminer le terme commun (en EBIT) dans les deux égalités. Sur cette base (a) = (b) implique :
Autrement dit, la somme (à gauche) des investissements nets de l’entreprise, en capital initial et dans le futur pour le faire croître, est égale à la somme (à droite) des rémunérations attendues sur ce capital. Ce n’est pas étonnant : le coût d’acquisition des biens capitaux, c’est la somme de ce qu’on attend qu’ils rapportent sur le marché. Il n’y a pas de différence pour un actif financier ou un actif matériel2.
La valeur d’une entreprise peut donc se voir sous deux angles : soit la somme des profits qu’on saura ajouter à la valeur du capital initial, profit calculé avec le bon coût de la dette et des fonds propres ; soit la somme des flux de caisse qu’on peut rendre aux investisseurs, actionnaires ou créanciers ) à chaque période. Ne change que le calendrier des dépenses d’investissement et du revenu moyen qu’elles rapportent. Les défenseurs de l’EVA disent que leur approche est plus commode : souvent un projet d’investissement ou une acquisition d’entreprise signifie un gros cash-out au début, que tout le monde oublie très vite, et des flux de trésorerie très positifs ensuite. Ici, l’investissement initial n’est pas pris en compte dans la formule, mais il se rappelle au bon souvenir du manager qui doit prendre en compte son coût récurrent à chaque période.
Un autre avantage de la présentation en profit plutôt qu’en flux de trésorerie est que souvent les managers des divisions d’une grande entreprise ne connaissent pas immédiatement les données d’investissement et de BFR : il leur est plus simple de maximiser simplement le résultat d’exploitation avec le message simple de la direction générale de ne pas oublier qu’ils consomment des ressources en capital pour un montant donné et que ces ressources sont rares et coûteuses. Il faut les retrancher du résultat d’exploitation. On dispose ainsi au sein de l’entreprise d’un outil décentralisé relativement simple pour juger de la performance des différentes unités de l’entreprise (et des performances des managers). Cet aspect pédagogique de l’indicateur est bien sûr mis en avant par les directions financières qui en font usage et initialement par le cabinet Stern & Stewart3.
Enfin, la formule ci-dessus nous aide à comprendre que la valeur du capital qui idéalement devrait figurer au bilan de l’entreprise, c’est sa valeur à son coût de remplacement, tel qu’il est évalué sur le marché (par exemple sur le marché des biens d’équipement, neufs ou d’occasion). Les règles comptables ne l’approchent que très imparfaitement.
L’investissement et les coûts d’ajustement du capital
Où en est-on alors avec l’EVA ? La notion est peut-être redondante, mais passer par elle n’est pas complètement inutile. Elle oblige à préciser la notion de profit que l’économiste ou le financier d’entreprise doivent garder à l’esprit. Elle permet aussi de présenter une théorie simple de l’investissement, formulée depuis la nuit des temps, mais plus précisément depuis James Tobin, lauréat du prix Nobel d’économie et celui qui a présenté l’indicateur du q de Tobin. Cette théorie dit que l’entreprise a intérêt à poursuivre ses investissements tant que la rentabilité de l’investissement, mesuré par l’EVA, est positive. Cela semble évident, mais ceci se formule de façon particulièrement simple en regardant la formule (a) plus haut : si l’EVA est positif en moyenne sur la période, alors la MVA sera supérieure à la valeur de l’investissement initial. McDonald’s a intérêt à parsemer le pays de ses restaurants, tant que le profit (ou EVA) du dernier restaurant construit est positif. Autrement dit, que le q de Tobin reste supérieur ou égal à un :
C’est loin d’être une théorie parfaite. Elle donne des prévisions empiriques assez médiocres, encore qu’elle vient de recevoir une reformulation particulièrement efficace dans un article très remarqué de l’économiste français Thomas Philippon’ , qui extrait la mesure du q de Tobin non pas des taux de rendement sur le marché des actions, mais des taux de rendements d’obligations corporate.
La porte est ouverte aussi, grâce à l’EVA, sur une autre fausse évidence en matière de finance d’entreprise. J’ai écrit dans le premier paragraphe que pour maximiser la valeur de l’entreprise, le manager doit maximiser le profit de l’entreprise à chaque période. C’est sympathique : il lui suffit de s’occuper du profit période après période, sans avoir à s’occuper d’une maximisation intertemporelle sacrément plus compliquée. Ne risque-t-on pas alors de voir le manager pris de court-termisme, cherchant à maximiser le profit de la période courante au détriment du plan d’affaires de la société sur les années à venir ? La formule de la DCF montre bien le caractère intertemporel de la maximisation, puisque chaque terme dans l’addition fait intervenir, via l’investissement, le capital de la période courante et le capital de la période précédente. La formule de la MVA montre qu’il n’en est rien : chaque terme à maximiser (i.e. le profit de chaque période) ne contient que des termes appartenant à la période. Maximiser la somme revient à maximiser indépendamment chaque terme de la somme. Est-ce à dire que le manager peut se moquer du profit des années suivantes ? Il n’en est rien. Un résultat intuitif de la microéconomie montre que si les marchés sont concurrentiels et que les rendements sont constants, le montant de capital est celui qui à chaque période égalise la productivité marginale du capital au coût du capital w (ou encore tel que le rendement marginal de l’investissement – la création de valeur – est nul). Mais cela donne une théorie de l’investissement particulièrement naïve : l’entreprise détermine son capital optimal et l’investissement est la variable de solde. Un peu comme si McDonald’s pouvait disposer d’un grand restaurant le week-end pour accueillir sa nombreuse clientèle et le revendre en fin de week-end pour un espace plus petit afin d’accueillir la clientèle moins nombreuse de la semaine. Il y a bien sûr des coûts d’ajustement liés à l’investissement et au désinvestissement (coûts de prospection, d’installation, de désinstallation, d’apprentissage, inexistence de marchés d’occasion efficaces, etc.) qui limitent la flexibilité de l’entreprise.
Dans un article célèbre, Hayashi5 a montré qu’en présence de coûts d’ajustements :
- Le q de Tobin est supérieur à un (il y a donc une MVA de l’entreprise même s’il n’y a pas de pur goodwill), ceci même en concurrence parfaite et à rendements constants. Le q intègre le coût marginal de l’investissement.
- On en peut plus se contenter de maximiser le profit période après période. On revient, comme pour la DCF, à une maximisation à travers le temps.
- Le q de Tobin sur le dernier équipement engagé est égale au q de Tobin moyen de l’entreprise (ce qu’on avait déjà vu pour McDonald’s qui connaît, dans sa phase d’expansion, une rentabilité identique pour chacun de ses nouveaux restaurants). Ceci est bien commode pour l’analyse financière.
Comme quoi, bien que reprenant une notion vieille comme le monde, le détour par l’EVA n’est pas inutile.
1. On prend ici une définition large de l’investissement qui inclut l’investissement en capital circulant, i.e. la variation du besoin en fonds de roulement, stocks et créances et dettes d’exploitation. En pratique, le BFR varie davantage en proportion du chiffre d’affaires que du capital physique investi, mais l’approximation est bonne dans le cas où la productivité du capital est constante.
2. La formule est encore plus claire si on suppose que l’entreprise ne connaît pas de croissance. L’investissement net est nul à chaque période et l’égalité ci-dessus se simplifie en : en utilisant la formule de la rente perpétuelle.
3. Voir Stern, Joel M., G. Bennett Stewart and Donald H. Chew (1995), “The Eva® Financial Management System”,
4. Journal of Applied Corporate Finance, Volume 8, Issue 2, Summer, Pages: 32–46.
Philippon, Thomas, 2009, “The bond market’s Q”, Quarterly Journal of Economics, 2009, Vol. 124, No. 3: 1011–1056.
5. Hayashi, Fumio, (1982), “Tobin’s Marginal q and Average q: A Neoclassical Interpretation”, Econometrica, Vol. 50, No. 1, Jan.., pp. 213-224.
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