La chute de FTX, la chute de SBF
À première vue, la dégringolade de FTX, le méga-courtier en cryptoactifs, n’a aucun rapport avec le secteur de la tech. Il s’agit au fond d’un vulgaire abus de bien social, où un dirigeant aux abois plonge la main dans une société sœur pour en renflouer une autre. Ceci couplé avec une incompétence dans la gestion allant jusqu’au grotesque : aucun livre qui n’enregistre qui et où sont les employés de la société, échanges internes par messages qui s’autodétruisent, etc.
Ce serait une erreur. On est en plein dans le monde de la tech et des élites californiennes, s’agissant des cryptos d’abord, s’agissant du profil très particulier de leurs dirigeants.
Le risque de contrepartie ne disparaît pas, il s’amplifie
Appréciez le paradoxe. Les chaines de blocs ou blockchains, qui sont la technologie à la base des cryptos, suppriment en principe tout tiers de confiance. Les transactions se font dans la sécurité absolue (du moins en théorie, il semble quand même qu’il y ait eu plus de 400 M$ de bitcoins volés dans la débandade de FTX). Dit autrement, les risques de contrepartie, c’est-à-dire la défaillance d’un débiteur, disparaissent.
C’est vrai, mais à condition de rester dans le monde des cryptos. Le problème, c’est d’y entrer et d’en sortir. Le client ne peut acheter les cryptos qu’avec des bons dollars et, s’il les vend, il veut à nouveau des bons dollars. Aïe ! le ver (et un ver bien réel, pas dans le métavers) est dans le fruit. Voyons pourquoi.
FTX se présente initialement comme un simple courtier, comme simple place de marché. Je souhaite acheter X cryptos au moment T ; un autre veut vendre X cryptos au moment T. Le courtier fait le rapprochement, et voilà. Mais, à ce jeu, le courtier ou broker ne gagne pas grand-chose, car un marché ainsi défini serait extrêmement peu liquide et les commissions bien maigres. Pour donner une image, cela ressemblerait au « marché » qui met en relation les donneurs et les receveurs de reins.
Pour accroître le volume échangé, il se porte contrepartie, c’est-à-dire qu’il va lui-même acheter des cryptos sur ses fonds ou, plus dangereux, par emprunt, pour les avoir à disposition quand un client se présente à l’achat. Tout courtier est donc tenté d’aller au-delà de son métier d’agent pour devenir ce qu’on appelle un teneur de marché ou market maker. Il est alors « principal » ou commerçant, puisqu’il doit détenir l’actif échangé s’il veut le revendre. Cette évolution est une pente naturelle, parce que les achats ou les ventes en gros se font à de meilleures conditions, que le poids qu’il acquiert sur le marché lui permet d’en extraire un tas d’informations qu’il met à profit. Mais la pente est glissante. On a vu cela dans tous les métiers de la finance : qu’on pense aux scandales à répétition des banques de marché, même les plus aguerries ; qu’on regarde Enron et le marché du gaz ; qu’on observe le marché de l’électricité il y a peu où des nouveaux venus vendaient des contrats à long terme forts d’un accès à bon marché à des producteurs primaires, dont EDF avec ses centrales nucléaires. Quand la mer redescend, dit Warren Buffet, on voit ceux qui se baignaient sans maillot de bain.
Car, l’activité de teneur de marché est très complexe et le courtier ne s’en rend pas compte. Elle doit d’abord être conduite dans une entité autonome, gérant sa propre trésorerie, calculer ses positions, optimiser ses couvertures, etc. En l’occurrence, FTX travaillait étroitement avec Alameda, un hedge fund en cryptos détenu par les dirigeants de FTX, qui s’occupait d’une partie de la tenue de marché de FTX. Mais une activité de trading aussi mal gérée que l’était FTX, outre les possibles relations délictueuses entre les deux.
Pour en revenir aux risques de contrepartie, non seulement ils ne diminuent pas avec les cryptos, mais ils s’accroissent. D’abord, le client confie un volant de dollars au courtier pour faire commodément les transactions. Puis souvent, le courtier gère directement les comptes du client, sachant que peu d’entre eux sont capables ou désireux de passer en direct les ordres sur la blockchain. Il devient alors dépositaire. Puis le courtier se sophistique. Il commence à offrir des produits plus élaborés comme des ventes ou achats à terme de cryptos, qui exigent des dépôts de garantie ; ou, plus dangereux, des achats de cryptos avec effet de levier. Dans ce dernier cas, le dit courtier, qui n’a plus grand-chose d’un courtier, porte des dettes à double titre : vis-à-vis des banques ou fonds de dette pour son activité de trading avec levier ; vis-à-vis des clients à qui il demande des dépôts de garantie. Dans la débandade, FTX laisse ainsi plus de 3 Md$ de dettes, dont envers deux contreparties qui avaient chacune des positions de 200 M$. C’est tout le marché de cryptos, soit 240 Md$ qui est ainsi déstabilisé, voire menacé.
Et tout cela bien sûr sans régulation. Dans les semaines précédant l’éboulement, on discutait à New-York de savoir si le régulateur devait être la redoutable SEC, la Securities and Exchange Commission, qui insiste sur des règles strictes pour la mise sur le marché des produits financiers (à propos, FTX est coté, ce qui relativise le contrôle de la SEC), ou la plus commode CFTC, la Commodity Futures Trading Commission. Les dirigeants de FTX faisaient, à coup de dizaines de millions de dollars, lobby pour, au pire s’il fallait un régulateur, que ce fût la CFTC.
Est-ce que le mal en soi vient des cryptos ? Non, on vient de le voir, puisque ce schéma s’est répété à l’envi dans de multiples endroits de la sphère finance. Disons seulement que le marché est jeune, qu’il attire tous les geeks se voyant sur les traces des Zuckerberg et autres, qu’il y a une fièvre spéculative où tous les perdreaux de l’année rêvent d’attraper la queue du Mickey, et qu’il faut, par force, une interface entre l’actif financier cryptos et la monnaie fiduciaire.
Le profil de ces bâtisseurs de la tech
Sam Bankman-Fried, le dirigeant charismatique de FTX, tirait une partie de sa renommée de son appartenance à ce que certains appellent un courant philosophique, d’autres une secte, l’Effective Altruism ou E.A., altruisme efficace en français. C’est une idéologie qui a remodelé le paysage du don au cours des dernières années et qui fait fureur dans la Silicon Valley, où les fortunes rapides abondent.
L’altruisme efficace, propagé à l’origine par un jeune professeur associé en philosophie à Oxford, William MacAskill, s’énonce simplement : « utiliser les preuves et la raison pour déterminer comment profiter aux autres autant que possible, et agir sur cette base ».
Transcription : si vous avez du talent et que vous voulez être un philanthrope efficace, votre première mission est de gagner un maximum d’argent, vous aurez d’autant plus à distribuer par la suite. Dit autrement, réfléchissez avant de vouer votre temps à une organisation caritative qui construit des écoles au Botswana. Si vous êtes codeur en programmes d’IA ou trader en Bitcoins, vous amasserez beaucoup d’argent et vous aiderez plus efficacement l’association en question.
C’est une théorie qui cherche ses attaches dans l’utilitarisme, cette branche de la philosophie morale qui dit en gros que de l’action de chacun doit résulter l’utilité maximum pour la collectivité, y compris en prenant en compte négativement le mal qu’on aurait pu faire au passage.
Le vieux Kant se retourne dans sa tombe. Pour lui, faire le bien quand on peut le faire est un impératif et il faut fuir l’idée de faire le mal ou de risquer de faire le mal. L’altruisme efficace est une doctrine hautement méritocratique, dont se régalent les jeunes egos de la tech et les diplômés de Cambridge et Oxford (un dixième des membres enregistrés de la « secte ») : vous n’avez pas le talent et ce n’est pas votre faute, mais laissez les gens qui ont du talent l’exprimer pleinement, ils vous aideront en retour. Voilà une division des tâches optimale. On reconnait une variante de la théorie du ruissellement : que les riches s’enrichissent, car ils sont, par leur richesse et surtout s’ils la redistribuent – avec l’aide fiscale de l’État –, la garantie que les pauvres s’en porteront mieux.
Il paraît qu’avec les déboires de SBF, idole de l’altruisme effectif, le jeune William MacAskill est « devastated ».
Vos réactions
Remarquable papier, sur les plans économique et philosophique. Bravo !
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