Un défi majeur pour chaque pays est de réduire ses émissions de carbone et gaz assimilés. Depuis les accords de Paris, des engagements sont pris internationalement pour les réduire. Une question est : comment ces émissions sont-elles calculées ?

Y répondre suppose une petite visite méthodologique. D’abord, quel est le champ sur lequel on compte les gaz à effet de serre ? Par convention internationale, on ne retient que les émissions et les retraits de gaz venant de l’activité humaine, dits encore émissions nettes anthropogéniques. On ne compte pas par exemple les émissions volcaniques ou celles venant des incendies de forêts. Celles qui viennent des terres cultivées sont par contre prises en compte. Les captures de carbone sont comptées négativement.

Il faut savoir ensuite qu’il s’agit d’estimation et non de recensement, car on ne dispose pas de l’équivalent d’un compteur à gaz comme celui qui connecte une maison au réseau de distribution. Le modèle général est donc : émissions  = activité économique x facteur d’émission. L’activité économique concernée est couverte entre 80 et 90 % par les statistiques sur les énergies fossiles. Le reste vient de diverses statistiques de production : agriculture, le ciment, l’acier, etc. Les facteurs d’émission proviennent de la littérature scientifique, notamment du GIEC ; ils dépendent évidemment de la technologie et vont varier selon son évolution, à la baisse on peut l’espérer.

Pour faire l’estimation à l’échelle d’un pays, trois types d’approche sont utilisés :

  • Des sources sur les stocks d’énergie fossiles (carburants, gaz, etc.)
  • L’estimation des émissions des producteurs, par exemple une cimenterie, une unité de production de lait, etc.
  • Une estimation au niveau de la consommation ou plutôt de la demande finale, à savoir la consommation des ménages et des administrations et exportations. C’est ici qu’on utilise la modélisation dite input-output ou encore de Leontief.

En effet, quand on raisonne au niveau de la demande finale, c’est-à-dire pour simplifier au niveau des ménages, il ne suffit pas de connaître leurs émissions directes d’énergie fossile, par exemple l’essence pour leurs véhicules ; il faut connaître aussi et surtout leurs émissions indirectes, à savoir les émissions qui ont été opérées lors de la fabrication des biens et services qu’ils consomment, par exemple le véhicule. Et il faut même aller plus loin et connaître les émissions de CO2 pour produire les biens intermédiaires et d’équipement qui contribuent à la production des biens de consommation. Le bouclage économique complet est nécessaire. Ce graphique aide à comprendre (tiré d’un document de la Commission européenne) :

 

Il fait figurer le tableau économique d’ensemble des échanges de biens et services. Il y a par exemple trois branches d’activité A, B et C qui, pour leur production, respectivement de 250, 250 et 500 (en unités monétaires), utilisent des intrants provenant de chacune des trois branches. Par exemple la branche A, si on lit le tableau selon les colonnes, consomme 50 unités du produit B et 30 unités du produit C. Passant à la lecture en ligne, la somme en ligne pour le produit A indique les utilisations qui en sont faites, par exemple 40 + 200 = 240  en consommation intermédiaire et, plus loin en ligne, 10 pour la demande finale (final use). La production totale du produit A à l’échelle de l’économie est donc de 250, partagée en 240 et 10.

Mais ce tableau est symétrique et la lecture en colonne donne une autre information. La production de A, analogue à un chiffre d’affaires, se partage en consommation intermédiaire pour produire A, soit 50 + 30 = 80, en salaires pour 120 unités et en rémunération du capital, soit 50. On a bien au total une production de 250.

On lit en bas dans la ligne en rose ce que consomme chaque activité, intermédiaire ou finale, en carbone, soit 70 unités (en général en tonnes eq.CO2). Mais le tableau nous permet aussi d’intégrer le bouclage économique. Si on accroit la demande finale du bien A, qui passerait de 10 à 11 par exemple, il faut mettre en route tout un circuit productif pour produire cette unité supplémentaire, car il faut du bien A pour produire A, mais aussi du bien B et du bien C. Ainsi, aux émissions directes pour produire A, il faut ajouter les émissions indirectes liées à la production induite de B et C.

On vient d’introduire une distinction importante : la production d’un bien provoque des émissions directes, dites encore scope 1, et des indirectes (scopes 2 et 3 amont, dans le parler du GHG Protocol, le scope 2 n’étant que les émissions indirectes liées à la consommation d’électricité, le scope 3 amont désignant toutes les autres). La somme des émissions directes et indirectes s’appelle l’empreinte carbone du produit. L’empreinte carbone d’une entreprise, c’est la somme des empreintes de ses produits.

L’émission totale de CO2 d’un pays est donc la somme des empreintes des biens et services de sa demande finale. On se doute qu’il y a une relation comptable derrière cela : la somme des empreintes du pays est égale à la somme des émissions directes de tous les produits participant à l’activité du pays, qu’ils soient de consommation ou intermédiaire. Tout part bien sûr dans l’atmosphère, sauf s’il y a des retraits de carbone opérés au niveau de la production.

Une dernière distinction est utile. Une partie des émissions sur le sol du pays se matérialise en biens exportés à l’étranger. Mais en retour, la demande finale du pays comporte les émissions liées à la production intérieure du pays, mais auxquelles il faut ajouter les émissions liées aux importations. C’est pourquoi les comptables nationaux, l’INSEE en France, doivent également compter les émissions liées au commerce extérieur, pour avoir une vision des émissions non plus seulement « intérieures » mais « nationales », de la même façon qu’on calcule un PIB, produit intérieur brut, et un PNB, produit national brut. Pour cette raison, l’analyse input-output présentée plus haut doit idéalement se faire à un niveau international, de façon à intégrer les effets indirects sur les pays étrangers de l’accroissement de la demande d’importation du pays. Ces pays étrangers en effet peuvent fort bien, pour répondre à cette demande, importer eux-mêmes des biens venus du premier pays. L’UE poursuit un projet, appelé Figaro, qui devrait se finaliser à la fin de 2024, de produire une matrice input-output internationale sur tous les pays de l’Union. Elle permettra des estimations plus fines des émissions nationales et donc de leur trajectoire carbone.

S’agissant de la France, l’INSEE et le CITEPA indiquent – dans l’état de leurs sources statistiques – que les émissions intérieures, c’est-à-dire associées à la production d’entités résidentes, sont de 6,3 tonnes eq.CO2 par habitant en 2019 (appelées inventaire national), alors que les émissions associées à la consommation sur le territoire national sont de 9,3 tonnes eq.CO2 par habitant. Voir l’utile schéma tiré d’un document très pédagogique et complet publié par le Ministère de la transition écologique.

 

On voit ainsi au travers des chiffres que la France sous-traite à l’étranger beaucoup d’activités lourdes en carbone, en pratique les biens manufacturés. Décarboner l’économie, c’est aussi décarboner les importations.

Les empreintes des secteurs d’activité

On peut aller plus loin et faire l’estimation de l’empreinte carbone de chaque euro de production des secteurs d’activité économique, ceci en utilisant la matrice input-output montrée plus haut, avec une nomenclature plus fine que les trois produits de l’exemple. Voici dans le tableau joint (calculs de l’auteur) les empreintes des quinze premiers produits de la nomenclature en 64 produits retenus au niveau de l’UE. Ceci, pour la France en 2019. Les trois dernières colonnes indiquent respectivement les émissions directes moyennes des entreprises du secteur par euro de chiffre d’affaires, l’empreinte, et le rapport des deux, c’est-à-dire en quelque sorte l’effet multiplicateur d’émissions lié à la nécessité d’une activité B2B pour produire des biens de consommation.

 

On trace ainsi, secteur par secteur, ce qu’il en a été au cours de la décennie 2010 en matière d’empreintes. Le graphique ci-dessous à gauche donne l’évolution en kilo d’équivalent CO2 par euro de production pour un ensemble de sept produits. On note en général un déclin, et un déclin assez important des émissions directes et indirectes de carbone. Sur les 64 branches de l’économie française, 40 connaissent une baisse de leur empreinte unitaire (par euro de chiffre d’affaires) supérieur à 25%. La décarbonation est trop lente, bien sûr, mais elle avance.

 

Le graphique de droite compare pour trois produits l’évolution des émissions directes unitaires (en pointillés) et l’évolution de l’empreinte (trait plein). Les deux vont globalement de pair. Mais on observe que les produits chimiques (orange sur le graphique) ont une empreinte qui baisse beaucoup plus rapidement que les émissions directes. Les procédures d’achat et leurs technologies économisent davantage sur les biens intermédiaires hors énergies fossiles que sur les achats directs.

Une application pour les entreprises ?

L’exemple donné ci-dessus est celui d’une économie assez théorique qui serait réduite à 64 « entreprises » agrégeant tout leur secteur d’activité. Cela sert pour l’analyse macroéconomique, mais il faut aller à une dimension plus micro si l’on veut que les entreprises s’emparent pleinement de l’enjeu de la décarbonation. Or, l’économie réelle compte des millions d’entreprises. Un tel calcul par la technique input-output de Leontief est évidemment impossible à cette échelle.

Mais des techniques palliatives existent, et c’est précisément ce que fait la comptabilité carbone. Il s’agit d’un algorithme par lequel chaque entreprise ne se satisfait pas de calculer le contenu carbone de ses achats (le bilan carbone ou BEGES qu’impose désormais pour les plus grandes d’entre elles la directive CSRD) ; elle transmet en aval ce résultat à ses clients. Si un nombre significatif d’entreprises s’engagent à le faire, on montre qu’in fine toutes les entreprises disposent des vrais facteurs d’émission et donc calculent de façon fiable, auditable et à coût faible leurs empreintes carbone. Elles éclairent ainsi leur chemin de décarbonation.

Pour plus de détail sur le modèle de Léontief et sur la comptabilité carbone des entreprises, se reporter à cette référence ou à celle-ci.