Lecture de « Histoire d’une névrose : la France et son économie », Albin Michel, 2014

Mauvais temps sur la France. Pas uniquement du point de vue de la conjoncture politique, détestable sinon crépusculaire. Une sorte de tension générale a saisi le pays, à la fois sur la nécessité de le réformer et sur l’impossibilité de le réformer, sur le ratage de notre mondialisation, sur l’impéritie des élites, voir pour certains sur notre inévitable déclin…

Avec un style simple et efficace, Jean Peyrelevade écrit dans cette lignée un livre original, mais étrange, on dira pourquoi. Le mal, selon lui, vient du refus de l’opinion et de ses élites d’accepter la logique du marché, de se mettre au contraire dans une véritable posture névrotique qui empêche de voir le monde moderne et d’accepter la réalité d’une économique qui fonctionne sur un principe de liberté des entreprises et d’économie de marché. Ce n’est pas selon lui affaire de circonstances, le mal est plus profond. Il cite ce sondage indiquant que seuls 15% des Français pensent que l’économie de marché fonctionne, un tiers disant qu’il faut l’abandonner. Une proportion à nul autre pays pareille. « Le mal est génétique : notre ADN national nous conduit à l’impasse. » C’est dans les profondeurs historiques du pays, datant de sa monarchie absolue et de Colbert, puis renforcées au moment de la révolution française, qu’il faut selon lui chercher l’origine de ce rejet.

Le livre contient donc plusieurs chapitres relisant l’histoire du pays depuis le renversement de l’Ancien régime, qui montrent à quel point tant la gauche que la droite politique n’ont jamais pu accepter l’idée d’une régulation de l’économie par le libre jeu du marché et par la libre interaction des entreprises. La gauche, dès le 19ème siècle, a été sous l’influence marxiste à un degré sans égal – sauf en Russie – à ce qu’ont connu les autres grands pays européens. Ceci a empêché l’éclosion d’une véritable social-démocratie. La droite de par l’importance de sa tradition bonapartiste et souverainiste, a étouffé jusqu’à nos jours l’expression d’une voix libérale en tant que force politique organisée. On pourrait discuter ici ou là ces jugements historiques, notamment à propos de l’influence marxiste sur la gauche française. L’essentiel pour cette revue est que le livre se livre à une analyse détaillée des textes fondateurs de la République française, à savoir ses constitutions, pour montrer à quel point elles sont anti-marché, anti-entreprises et au final anti-liberté.

C’est ce qui rend le livre « étrange » ? D’abord, en raison d’une première contradiction dans l’écriture : si réellement le pays est codé génétiquement pour préférer une économie administrée sous l’égide d’un État souverain, qu’il soit de forme bonapartiste ou paternaliste, il est difficile d’espérer que les mesures proposées dans l’ouvrage puissent changer le cours des choses. Car ce sont toutes de « petites mesures », à l’aune des enjeux. Jean Peyrelevade propose par exemple, comme beaucoup, de réformer la fiscalité pour la rendre plus « pro-entreprise ». Ou bien, d’inscrire dans la Constitution le droit des entreprises à exercer librement leurs activités. Pourquoi pas ? mais on est très loin d’une thérapie génique transformant l’ADN national. Au vrai, si tout cela réside dans le génie profond de la nation, le mieux et le plus réaliste serait de « faire avec », et de rendre le moins inefficace possible une société dont on accepte qu’elle soit régie par des règles administratives venues d’en-haut, à partir d’un État qu’on espère le plus bienveillant possible. (Certains disaient en leur temps qu’il n’y avait que deux pays où le marxisme pouvait à la rigueur ne pas être un échec, en raison du poids de l’État et de la qualité de sa bureaucratie administrative. Il s’agissait de la Chine et la France. Le test a été fait en Chine.)

Étrange aussi en raison de la lecture assez radicale que fait Jean Peyrelevade des constitutions françaises, notamment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce texte premier, qui a inspiré tous les autres grands textes républicains, serait pour lui le fruit qui abriterait le ver anti-marché. La Déclaration privilégierait outrageusement l’ordre politique, représenté par l’ordre législatif, et laisserait une place trop faible au principe cardinal de la liberté individuelle, dont la liberté d’entreprendre.

Première cible, l’article 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » La deuxième phrase est déjà coupable. Pour le citer, elle montrerait que « la préférence pour l’égalité (…) repose surtout sur un refus explicite et singulier de l’inégalité, suspecte par nature. » (p. 17) C’est pourtant de bon sens et à la base des textes les plus modernes de la philosophie politique libérale. On y reconnaît, deux siècles avant que ce soit formulé, le principe de différence de Rawls, qui refuse l’égalitarisme de résultat, en affirmant que les inégalités peuvent être tolérées si elles jouent en faveur des moins favorisés de la société, une définition comme une autre de l’ « utilité commune ».

L’article 6 dit : « Les citoyens, étant égaux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Malheureuse, qu’avez-vous écrit ! Ou plutôt oublier d’écrire. Vous n’avez pas mentionné les emplois privés. « Ainsi, conclut Peyrelevade, est définie une société à dominante administrative, bureaucratique, mandarinale (…). » (p. 17)

Les articles 2 et 4 ne sont pas mieux servis. Ils traitent des droits des citoyens dans l’association politique qu’est la nation, à savoir par ordre, dit la Déclaration, « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Et la phrase fameuse de l’article 4 : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ceci dans les « bornes qui assurent aux autres membres de la société une jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Aïe, là encore ! Le principe ainsi posé est vicié, selon Peyrelevade, et a pu conduire à rien moins qu’aux dérives jacobines de la Terreur. Pourquoi ? Parce que ces articles ne posent pas la liberté de façon positive (j’ai le droit de faire ceci et cela) mais de façon négative. De plus, c’est la loi qui définit les limites de la liberté, même si elle les désigne comme la liberté des autres.

À lire Peyrelevade, l’article aurait dû d’abord définir une liste de droits positifs, dont la liberté d’entreprendre. Ensuite, il aurait dû être écrit sans restriction aucune, sans définir un principe limitatif, à savoir la liberté d’autrui, et sans que l’expression précise des limites soit du ressort de la loi. Comment ne pas être surpris : les textes juridiques ou moraux (qu’on pense aux 10 commandements) ne sont jamais si efficaces que quand ils définissent des interdits, laissant tout le reste au champ des choix individuels. Quand les Constitutions se sont mis à être bavardes, par exemple le préambule à la Constitution de 1946, elles perdent en percussion. Pourquoi ne pas rajouter ce droit-ci, et puis ce droit-là ? Même surprise sur les limites à donner à la liberté. Quand Peyrelevade, dans la conclusion du livre, insiste pour que la liberté d’entreprendre figure explicitement dans le texte constitutionnel, l’article 3 qu’il propose se lit (p. 209) : « Les entreprises exercent librement leur activité. Elles jouissent elles-mêmes de la liberté d’entreprendre. » Aucune limite n’est fixée, qui devrait pourtant, de façon analogue, être définie comme la liberté des autres parties prenantes de la société, entreprises et citoyens. Plus cohérents, les libertariens, comme Milton Friedman, posent la loi comme la limite naturelle de ce que les entreprises peuvent faire, même s’ils estiment que l’action de la loi doit le plus souvent se limiter à préserver le principe d’une libre concurrence, capable de tenir le rôle de garde-fou, d’un mécanisme automatique, non politique, de retenue contre les abus de position dominante.

Au fond, les textes constitutionnels français, symptômes de la névrose anti-marché et anti-entreprises du pays, ont le tort de poser le primat du politique et donc, selon Peyrelevade, de l’État tout puissant par rapport aux acteurs économiques. On reste ébahis.

Car il n’est de constitution, en régime républicain, qui ne pose la voix du peuple comme principe de base de la légitimité du pouvoir, voix dont l’expression est l’organe législatif qui fixe la loi. Ceci depuis Locke et Montesquieu et tant d’autres. La constitution elle-même n’a rien d’une chose divine et transcendante : il s’agit d’une loi votée par le parlement, qui lui est donc assujettie. Établir la suprématie de la constitution, pour les démocraties qui en dispose, c’est reconnaître le primat de l’expression populaire au travers du parlement. Enfin, Peyrelevade contraste la constitution française avec celle des États-Unis, selon lui le modèle des constitutions pro-liberté et pro-entreprises. Mais la lecture est erronée. Les deux constitutions, inspirées des mêmes courants d’idées libérales, sont identiques dans la hiérarchisation des pouvoirs républicains. L’article 1 de la Constitution américaine pose en priorité l’organe législatif, avant l’organe exécutif et l’organe judiciaire, dans l’ordre des trois constituants de l’État. Son 4ème amendement pose le principe de la liberté individuelle, et tout aussitôt, comme la Constitution française, en pose les limites s’il existe « une présomption sérieuse » qui autorise à restreindre cette liberté, ceci comme toujours dans les limites de la loi. Où est la différence, si ce n’est pour préférer la rédaction française qui du moins précise le lieu, le parlement, où les présomptions seront définies ? On connaît sur ce point la dérive institutionnelle des États-Unis qui ont progressivement gonflé l’importance de la sphère judiciaire comme mode de résolution des conflits politiques. Par exemple, les avancées majeures de l’ère Kennedy sur les droits civiques ont été initiés non par initiative législative mais parce que les ligues d’avancement des droits de Noirs ont saisi la justice et fait progressivement évoluer la jurisprudence, c’est-à-dire l’interprétation casuiste de la constitution.

Même chose pour le droit à l’avortement : alors qu’il a été réglé en une fois, par initiative politique, en France et dans la plupart des pays européens, la question ne cesse d’embarrasser aux États-Unis, où c’est la Cour suprême ou des États qui s’exercent sans fin à la contemplation du moindre mot d’une Constitution écrite pour l’essentiel au 18ème siècle.

Ainsi, avec le zèle du constitutionnaliste amateur, Peyrelevade décrypte l’histoire politique française comme une renonciation sans fin à la liberté d’entreprendre. Sur un thème proche, on préfèrera l’excellent livre d’Augustin Landier et David Thesmar, « Le grand méchant marché », Flammarion, 2007, qui fait une analyse plus subtile des origines de la rhétorique anti-marché en France. Notamment parce qu’il faut distinguer le « anti-marché » du « anti-entreprise ». Les révolutions libérales de la fin du 18ème siècle se faisaient par opposition à ce qui restait de l’ordre médiéval d’une société réglée par classe et rang, où l’individu se définissait par la communauté ou l’ordre qui l’abritait. C’est par exemple dans cet esprit que la loi Le Chatelier de 1791, directement inspiré de Rousseau et longuement commentée par Peyrelevade, a banni guildes, ordres et associations du champ politique. L’idée était que des relations contractuelles libres suffisaient à l’organisation sociale, bien-sûr dans le cadre d’un État représentant l’intérêt général. Les corps intermédiaires chers à Montesquieu n’y avaient pas leur place. Mais on obtenait dans le même mouvement – et par préfiguration, sachant le caractère très embryonnaire des relations de marché à l’époque – le socle sur lequel des marchés libres pouvaient être développés, dans une relation contractuelle dégagée entre un acheteur et un vendeur. Cela n’impliquait pas du tout, contrairement à ce que dit Peyrelevade, l’interdit de l’entreprise, dont il faut rappeler qu’à l’époque elle était souvent indissociable, y compris patrimonialement, de son propriétaire, à savoir l’entrepreneur, un vocable complètement français dans son esprit. Autrement dit, le libéralisme économique dans sa variante française n’était pas absent des textes fondateurs ; il en faisait partie intégrante. Le seul dégât collatéral, pour parler ainsi, de cette opposition aux corps intermédiaires a été l’interdit d’association en syndicats ouvriers, ce qui ne va franchement pas contre les intérêts – du moins immédiat – des détenteurs de capital. Il est plus judicieux de distinguer l’entreprise et le marché, pour la simple raison que si des relations contractuelles libres entre les parties prenantes de l’entreprise suffisent à créer des actes économiques tels que la production ou la vente, alors il est nul besoin de créer une entreprise. Elle est précisément le lieu où les relations administratives et hiérarchiques se substituent aux rapports de marché. Et ce qui domine en France est davantage une méfiance de la capacité du marché comme lieu de coordination économique qu’un discours anti-entreprise, même s’il est vrai qu’on assimile dans le dédain entreprise et marché.

Beaucoup écrivent pour plaider la cause économique en France et pour contester la place centrale que tient l’État en ces domaines. Revendiquant sa position de « patron de gauche » Peyrelevade, qui après tout était le directeur de cabinet de Pierre Mauroy quand celui-ci a mis en œuvre les nationalisations de 1982, n’apporte guère, si l’on en reste à son livre, de nouveau en ces matières. On préférerait qu’il use de son autorité et de sa propre trajectoire intellectuelle pour aider à faire émerger une pensée politique de gauche adaptée à la France d’aujourd’hui et prenant pleinement en compte la réalité du marché et des entreprises.