La culture du private equity déteint sur les grands groupes

On sait que la forme capitaliste que retenaient les conglomérats a été supplantée il y a plus de trois décennies par les fonds d’investissement. Avec la considérable ouverture des marchés financiers et notamment des marchés de la dette, avec également un recrutement plus aisé des cadres dirigeants hors du groupe, il devenait moins nécessaire d’abriter sous un même toit des entreprises au prétexte qu’on mutualisait ainsi les besoins de financement et la formation de cadres « maison ». Le mot d’ordre devenait l’autonomie de chaque entité du point de vue de sa gestion et de son financement, c’est-à-dire exactement ce que proposait un fonds de private equity (PE) avec son portefeuille d’actifs. On n’est pas ici sur le sujet du court-termisme ou long-termisme auquel on ramène souvent cette discussion, car l’un comme l’autre des modes de détention repose toujours sur une valorisation au mieux des actifs, ne serait-ce que pour bien les vendre. En réalité, le fonds s’est révélé capable de rendre un service de gouvernance de meilleure qualité que ne le faisait la tête de groupe, parce que plus impliqué dans le suivi de la gestion.
On assiste peut-être aujourd’hui à une étape de plus dans cette montée du PE, celle où des groupes industriels non-congloméraux s’en inspirent dans la gestion de leurs actifs. Prenons Saint-Gobain. Sa trajectoire boursière récente est bonne, avec un cours en hausse d’un tiers sur l’année 2024 quand le CAC 40 stagnait, tout en maintenant un consensus favorable des analystes.
Si le succès récent est incontestable, il faut s’interroger sur le visage que présente désormais le groupe. Depuis 2018, la reconfiguration a été massive : des dizaines d’opérations de cessions et acquisitions ont été conduites. Une étude de Deutsche Bank signale que ce sont plus de 16 Md€ de chiffre d’affaires qui ont fait l’objet de rotation, soit exactement un tiers de l’activité.
Est-ce le constat qu’il fallait un repositionnement en une fois du groupe pour qu’il puisse reprendre une marche pérenne, désormais autour du concept de « construction allégée et durable » comme l’indique son nouveau plan stratégique ? Ou au contraire un mode de gestion nouveau où le talent consiste à « arbitrer » efficacement les bons actifs contre les moins bons du point de vue de la valorisation actionnariale, sans chercher nécessairement à construire des complémentarités ? Autrement dit, prendre le visage d’un fonds d’investissement, certes dans le domaine historique de Saint-Gobain que sont les matériaux de construction ? Les groupes pharmaceutiques font de même quand ils arbitrent entre différentes molécules souvent identifiées dans des start-ups plutôt que dans leurs équipes de recherche, désormais en déclin.
On a une présomption du poids croissant d’une gestion à la PE dans les multiples d’acquisition. Ils sont devenus très proches entre une opération « stratégique » (c’est-à-dire faite par un groupe industriel) et « financière » (par un fonds d’investissement). En clair, beaucoup de groupes industriels ne seraient plus des bons actionnaires (best owners) dans leur capacité à créer des assemblages féconds entre actifs opérationnels autour d’un concept stratégique bien positionné, mais désormais de bons actionnaires parce qu’ils savent les choisir et les gérer en autonomie. Le management du groupe se verrait alors comme une sorte de general partner dans la gestion de ce portefeuille, ses actionnaires ressemblant à des limited partners, pour prendre le jargon du private equity. La cotation en bourse reste certes un élément différenciant mais, après tout, il y a bien des sociétés de gestion de PE qui vont en bourse.
Un point intrigant concerne le financement. Une équipe de gestion de PE cherche à lever régulièrement de nouveaux fonds, au-delà du remplacement de ceux qui atteignent leur limite d’investissement. Une des raisons, disons-le, est que sa rémunération dépend largement de leur simple dimension consolidée, ce qui stimule la levée de fonds. Une autre est que les ressources qu’elles lèvent aujourd’hui semblent sans limite, à voir à quel point les grands gérants d’actifs comme Blackrock s’intéressent à ce segment de marché. À l’inverse, la bourse n’est plus tellement le lieu où l’on lève des fonds et l’a rarement été dans les périodes de faible croissance. Elle reste le lieu qui donne la liquidité aux actionnaires et l’ancrage de valorisation. Saint-Gobain n’a pas levé de fonds en bourse depuis 2009 quand il s’agissait de faire face à la récession de l’époque. S’il y a un besoin de croissance, c’est la dette qui intervient. Notons que son management est rémunéré (en partie) sur la valeur unitaire de l’action et non sur la capitalisation ou le chiffre d’affaires, c’est-à-dire la taille du groupe. Et ses actionnaires semblent plus attachés à leur dividende ou au prochain programme de rachat d’actions qu’à faire grossir rapidement le groupe, ce qui pousserait l’entreprise à leur demander de l’argent.
L’interrogation est alors celle-ci : si l’objectif est la levée commode de fonds actionnariaux pour alimenter la croissance, est-ce que Saint-Gobain retient la forme capitaliste optimale ? Un fonds d’investissement ne pourrait-il – avec le même dispositif humain à sa tête – avoir la même rentabilité avec un développement plus rapide ?
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