La data est morte, vive l’interrogation

L’illusion de l’abondance
La data est partout. Accessible. Abondante. Automatisée. Les DAF d’aujourd’hui peuvent générer en quelques clics des dizaines de tableaux de bord, des prévisions multi-variables, des analyses de sensibilités. Mais quelque chose ne suit pas : la clarté des décisions.
Plus on a de données, moins on les comprend. Parce que le problème n’est pas l’accès à l’information mais la capacité à la questionner intelligemment.
Bienvenue dans l’ère du DAF stratège du questionnement.
La donnée n’est plus rare. La vraie rareté, c’est la bonne question.
Nous sommes entrés dans un monde où la donnée est devenue infinie, fluide, brute. Elle est là, partout : dans nos ERP, nos CRM, nos outils d’IA, nos bases fournisseurs, nos flux bancaires, nos logs de machines. Et pourtant… Nous savons de plus en plus ce qu’il se passe, mais de moins en moins quoi en faire.
L’enjeu n’est plus d’accéder à l’information. L’enjeu est de savoir l’interroger avec pertinence, nuance, et finalité.
Les outils modernes (BI, IA, copilotes, algorithmes de notation) ont multiplié notre capacité à voir, croiser, suivre. Mais cela ne garantit ni compréhension, ni action juste car :
- les données racontent le passé. Les décisions engagent l’avenir et entre les deux, il y a un vide : celui de l’interprétation, du sens, de la projection.
- Les données sont toujours biaisées par leur structure. Elles reflètent des systèmes de mesure, des conventions, des héritages techniques. Elles ne « parlent » jamais d’elles-mêmes.
- Trop de données tue le signal. L’abondance crée du flou : plus on a d’indicateurs, plus on peut leur faire dire ce qu’on veut.
La vraie compétence est d’articuler la donnée autour d’une question forte et c’est ici que le DAF doit reprendre la main. Pas pour « avoir » les chiffres, mais pour poser les bonnes tensions. Car une bonne question n’est pas un filtre mais une mise en tension entre ce qu’on voit et ce qu’on cherche à éclairer.
Exemple :
Ne pas demander : « Quelle est l’évolution de la marge produit ? »
=> Demander : « Quels produits à forte marge sont en baisse de volume chez les clients les plus fidèles ? »
Ne pas demander : « Quel est le DSO moyen ? »
=> Demander : « Quels clients à DSO > 80 jours ont aussi un NPS > 8 et n’ont pas été relancés depuis 30 jours ? »
Ne pas demander : « Quel est notre coût logistique par unité ? »
=> Demander : « Sur quels segments de produit les retards de livraison > 72h entraînent une baisse du taux de réachat > 10 % ? »
Poser la bonne question, c’est déjà orienter la décision
Quand un DAF interroge ses données avec clarté, il :
- Crée une intention dans l’analyse
- Révèle des liens cachés entre les indicateurs
- Prend position sur ce qui est stratégique.
Poser une question, c’est un acte de management : « Je choisis ce que j’explore, ce que j’écarte, ce que je considère comme critique. »
Et quand on ne questionne pas ? On laisse les chiffres gouverner, on se réfugie dans des tableaux « objectifs » mais stériles et on multiplie les reportings sans confrontation au réel. Et c’est ainsi que la data devient une bulle brillante, mais vide. La finance devient comptable. Le pilotage devient procédural. Et le DAF perd son pouvoir stratégique.
Le DAF devient un directeur stratégique du questionnement
Le DAF de demain n’est plus un producteur de tableaux. Il n’est plus le dernier maillon d’un flux descendant d’information car il devient le déclencheur actif du sens, le designer des tensions utiles et le stratège des possibles. Historiquement, le DAF se voyait confier une mission de rigueur et de fiabilité. Il devait garantir que les chiffres soient justes, livrés à temps, cohérents. Mais l’ère de la donnée massive, des systèmes connectés et de l’IA générative rend cette compétence nécessaire mais plus suffisante.
Aujourd’hui, les machines savent faire des reportings et demain, elles feront aussi des analyses. Ce que la machine ne fait pas et ne fera pas c’est poser une bonne question stratégique. Le DAF devient un concepteur d’interrogations stratégiques. Son rôle consiste à orchestrer des interactions avec les données et les IA autour de trois capacités clés :
Il formule des prompts puissants pour les copilotes IA
Un prompt n’est pas une commande. C’est une hypothèse structurée. C’est une mise en forme intelligente d’un doute stratégique.
Exemple :
Au lieu de « Montre-moi le chiffre d’affaires France en T1 »,
on demande :
« Quels segments clients en France, ayant contribué à +5 % de la marge brute sur les 12 derniers mois, montrent un ralentissement de commandes de plus de 10 % sur les trois dernières semaines ? »
C’est plus long. Mais c’est immédiatement opérationnel.
Il challenge les hypothèses avant les résultats
Un DAF orienté IA ne cherche plus seulement des chiffres. Il cherche à invalider ses biais, à confronter les récits internes, à créer des scénarios concurrents.
Ce n’est pas :
« Montrez-moi que le plan fonctionne. »
C’est :
« Que faudrait-il que je voie pour penser que ce plan est risqué ? »
Il construit des schémas mentaux qui guident l’analyse
Le DAF devient architecte d’analyse : il structure la lecture du réel selon des grilles d’arbitrage, de criticité, de niveau de confiance. Il pose les conditions de validité des données. Il trace les liens entre les métriques.
Il aligne les questions avec les décisions à venir.
Avant :
« Quel est le chiffre d’affaires par client ? »
Maintenant :
« Quels clients ayant un chiffre d’affaires en baisse de 15 % sur les trois derniers mois ont été relancés plus de trois fois, sans retour, et n’ont pas ouvert les dernières campagnes d’emailing ? »
Résultat : on croise la donnée transactionnelle, le comportement relationnel et l’efficacité marketing et on met en lumière un signal faible actionnable. C’est un changement de métier, de posture, de cerveau. Ce basculement n’est pas un simple « ajustement », c’est :
- Un glissement du pilotage vers l’exploration
- Une hybridation entre finance, data science et stratégie
- Une entrée dans une logique de conversations dynamiques avec la complexité, plutôt que de reporting linéaire.
Questionner, c’est modéliser
Une bonne question n’est jamais anodine. Ce n’est pas une requête technique. Ce n’est pas une demande de reporting. C’est une construction intellectuelle. C’est une hypothèse incarnée dans une forme interrogative. On modélise le réel en choisissant ce qu’on regarde et ce qu’on ignore, en définissant les variables qui comptent dans une situation et implicitement en suggérant une théorie du changement (si X varie, alors Y pourrait être affecté). En d’autres termes : chaque question contient une vision implicite du monde.
« Quelle est la marge brute par produit ? » suppose que la rentabilité est dissociée du client, du canal, ou du moment.
« Quels produits à faible marge sont plébiscités par les clients les plus fidèles ? » suppose que la fidélité client est un facteur stratégique supérieur à la marge brute isolée.
La question est une matrice de décision où le rôle du DAF n’est donc pas de « poser des questions » au hasard mais de concevoir des questions qui :
- Révèlent un mécanisme caché
- Dénouent une contradiction apparente
- Simulent une tension stratégique.
Exemple : un DAF cherche à comprendre une dégradation de marge opérationnelle. Il ne demande pas un « rapport coûts ». Il pose une trilogie de questions construites comme un modèle :
Quelles hausses de coûts unitaires sont corrélées à une baisse du taux de conversion commerciale ?
=> Hypothèse : la hausse des coûts perçus affecte la proposition de valeur.
Sur quels segments clients la tarification est restée inchangée malgré l’évolution des coûts ?
=> Hypothèse : le manque d’alignement prix/coût est asymétrique selon les segments.
Quelle équipe commerciale a le moins réagi à ces signaux et a conservé les anciens modes de vente ?
=> Hypothèse : le pilotage commercial joue un rôle amplificateur ou modérateur de la dérive.
Résultat : on ne découvre pas des chiffres, on modélise un système avec des causes, des leviers, et des résistances.
Une bonne question n’est pas une photo. C’est un schéma dynamique. Elle aide à passer de :
L’observation → à l’interprétation
La description → à l’explication
Le constat → à l’arbitrage
Elle structure le raisonnement à venir. Elle précède l’analyse mais en conditionne la profondeur et la valeur.
Le DAF peut alors utiliser la question comme base pour :
- Construire des matrices de simulation IA
- Organiser les revues de performance par « problème à résoudre » et non plus par « données à valider »
- Challenger les convictions de ses pairs avec des schémas mentaux, pas des tableaux.
Par exemple :
« Et si la baisse de notre taux de conversion n’était pas un problème marketing, mais une manifestation d’une tarification mal comprise sur une nouvelle gamme ? »
« Et si notre croissance n’était pas rentable non pas à cause de nos coûts, mais parce que nos clients stratégiques partent plus vite que les clients opportunistes ? »
Questionner, c’est donc construire un moteur de décision. Le DAF qui sait structurer une question pertinente devient un designer de lectures possibles. Et dans un monde complexe, ce sont les schémas mentaux qui permettent de choisir et pas les chiffres seuls.
Construire une culture du questionnement dans la fonction finance
La formation des financiers reste marquée par une culture du reporting, de la vérification, et de la conformité chiffrée. On apprend à produire des tableaux, à construire des budgets, à justifier des écarts. Mais on n’apprend pas à formuler une hypothèse stratégique, ou challenger une causalité apparente et interroger l’incertitude de manière productive.
Or dans un monde où les chiffres sont générés en temps réel par des IA, la valeur du financier ne réside plus dans la production, mais dans la capacité à orienter intelligemment les machines et à structurer l’exploration.
La culture du questionnement est sous-développée dans les cursus finance. On évalue les réponses, pas la qualité des questions. On valorise la précision, pas la curiosité et on enseigne des outils, mais rarement des modes de pensée exploratoire. Les équipes sont ainsi très compétentes techniquement, mais peu entraînées à penser sous forme de tensions, de scénarios, de conflits d’interprétation. Nous pouvons construire, concrètement, une culture du questionnement en finance.
Les copilotes (ChatGPT, Copilot Microsoft, Pigment AI, etc.) ne sont puissants que si les questions qu’on leur pose le sont. Il faut donc entraîner les équipes à formuler des requêtes stratégiques, itératives, et structurées. Le premier levier est la formation des équipes au prompt design pour copilotes IA. C’est une compétence méta-financière, mais décisive.
Deuxième levier, organisons des rituels collectifs centrés sur les questions, pas les chiffres. Plutôt que de structurer les réunions autour de slides pré-remplies, il est possible de bâtir des revues mensuelles autour de trois axes simples :
- Qu’est-ce qu’on ne comprend pas encore ?
- Quelles questions émergent de la dernière tendance observée ?
- Quelles tensions faut-il modéliser ensemble ?
La réunion devient ainsi un espace d’intelligence collective, pas une chambre d’enregistrement du reporting.
Enfin nous pouvons repenser les tableaux de bord comme des interfaces d’exploration. Un tableau de bord ne devrait pas être une vitrine. Il devrait être :
- Un point d’entrée vers l’investigation,
- Une carte interactive des signaux faibles,
- Un outil de conversation avec l’IA (intégration native de copilotes dans l’interface).
Exemple : sur une ligne “chiffre d’affaires par canal”, permettre de cliquer et lancer directement une question générative du type : « Explique-moi pourquoi la croissance ralentit sur ce canal depuis six semaines malgré une hausse du trafic en ligne. »
Cette transformation n’est pas individuelle, elle est culturelle. Nous pouvons (devons) faire du doute structuré un réflexe collectif qui suppose :
- Un droit au doute,
- Une valorisation du raisonnement,
- Une acceptation que la bonne réponse est souvent une meilleure question.
Et cela redonne à la fonction finance un rôle fondamental : celui d’être non pas l’arbitre du passé, mais l’architecte des possibles.
Conclusion – Ce n’est pas la data qui fait la différence. C’est l’intention.
Nous vivons une époque où les machines savent générer des chiffres. Des outils ultra-puissants modélisent, prévoient, expliquent à la volée. L’IA nous donne accès à une capacité de traitement presque infinie. Mais cette puissance brute est inopérante sans discernement.
Ce n’est pas la donnée qui décide.
Ce n’est pas l’algorithme qui comprend.
Ce n’est pas le prompt généré automatiquement qui transforme une stratégie.
Ce qui fait la différence, c’est l’intention projetée dans l’analyse. Et cette intention se manifeste dans la qualité du questionnement. Le DAF du futur ne sera pas celui qui a les meilleures données. Ce sera celui qui sait quoi demander, quand, et comment.
En réalité, ce n’est pas la donnée qui est morte : c’est notre dépendance aveugle à la donnée brute. Ce qui compte désormais, c’est la question qui guide la transformation.
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