L’euro peut-il exister sans union politique ou budgétaire ? Ce billet s’appuie sur l’histoire des États-Unis, tout spécialement sur la prise en charge fédérale de la dette des Etats après la Guerre d’indépendance, pour voir quelle trajectoire pourrait servir au mieux la zone euro. L’histoire nous dit que les unions requièrent un système, bien rodé constitutionnellement, de contrôle du comportement budgétaire, tant au niveau fédéral qu’à celui des Etats individuels.

On soutient fréquemment que les difficultés de l’euro montrent qu’il est impossible d’avoir une union monétaire sans union politique. Thomas Sargent (2011) s’est servi de l’imposante tribune de l’acceptation de son prix Nobel pour dire à l’Europe de suivre l’exemple américain à la fin de la Guerre d’indépendance et d’assumer la dette des Etats individuels. Une telle prise en charge était, pour Hamilton, « le puissant ciment de notre union ». Paul de Grauwe (2012) a formulé l’argument en des termes simples : « L’euro est une monnaie sans pays. Pour qu’il soit viable, un pays européen doit être créé. »

 

Suivre le précédent américain

Le sujet de l’intégration européenne – tant passée que future – s’est souvent appuyé sur les précédents observés des deux côtés de l’Atlantique. Au plus haut niveau politique, il est de nature constitutionnel. Le précédent américain encourage les dirigeants européens à envisager (sans effet à ce jour) la rédaction d’une constitution européenne. Celle des États-Unis n’a pas vu le jour avant 1787, et n’a été pleinement formulée qu’en 1791 avec le Bill of Rights.

Les tentatives européennes récentes de suivre le chemin constitutionnel des États-Unis au 18ème siècle ont été stoppées après que le projet de traité constitutionnel a été rejeté par les référendums de la France et des Pays-Bas à l’été 2005. Ce ne marque pas pourtant la fin de la discussion. À la suite de la crise financière, certains, dont la chancelière Angela Merkel, ont suggéré qu’un arrangement constitutionnel était la seule façon à terme de définir les droits et obligations de chaque Etat membre. L’argument porte. Si l’union monétaire devait être suivie d’une quelconque mesure allant vers le fédéralisme budgétaire, une solution constitutionnelle posant clairement le champ et les limites des engagements de chaque Etat membre deviendrait une condition essentielle.

Les retombées de la crise financière récente ont stimulé en Europe un nouvel intérêt sur la façon dont le système budgétaire fédéral est né aux États-Unis. À nouveau, ce système ne s’est mis en place qu’à compter de 1790, quelque 14 ans après la Déclaration d’indépendance. Mais le fédéralisme budgétaire a mis en fait bien de temps à opérer sa magie de construction d’une nation. Ce n’est guère avant le milieu du 19ème siècle que le terme « the US is » est devenu en anglais la forme grammaticale correcte, plutôt que « the US are ».

 

Prendre en charge la dette

La proposition d’Alexandre Hamilton qui l’a emporté en 1790 s’agissant de la prise en charge de la dette a certainement été une étape décisive pour la création d’une véritable union. Elle accompagna la constitutionnalisation du projet américain. Elle n’a cependant pas produit dans l’immédiat un système responsable de finance publique locale. Il y eut de nombreux défauts au niveau des Etats pendant le demi-siècle qui suivit, provoquant un débat intense sur l’opportunité d’assumer ces nouvelles dettes et sur les moyens de bloquer l’endettement des Etats. L’irresponsabilité des Etats individuels ont aussi gravement endommagé la réputation de l’Etat fédéral et rendu prohibitif le coût de son endettement extérieur.

Hamilton a défendu, contre James Madison et Thomas Jefferson, que la dette de guerre accumulée par les Etats lors de la Guerre d’indépendance devait être prise en charge par la fédération. Il y avait deux volets dans son argumentaire, l’un pratique, l’autre philosophique :

  • L’argument initialement le plus percutant était que la prise en charge fédérale allait conduire à une plus meilleure sécurisation des prêteurs, ce qui réduirait de 6% à 4% le niveau des taux d’intérêt auxquels les Etats se finançaient.
  • Et d’un point de vue philosophique, Hamilton insistait sur une raison plus forte de se fixer des principes plutôt que gérer de façon opportuniste. Il existe, disait-il, « une connexion intime entre la vertu publique et le bonheur collectif. » Cette vertu consiste à honorer ses engagements.

La condition du succès dans le cas des États-Unis était que l’Union lève ses propres revenus, au début par les droits de douane et d’accises. Le besoin de revenus spécifiques s’applique aussi à l’Europe d’aujourd’hui, où les sources de financement pour le sauvetage des banques ou pour un fonds de recapitalisation doivent être clairement établies. C’est sur cette considération qu’est née l’initiative d’une taxe (légère) sur les transactions financières.

À plus long terme, et dans le cas d’un Etat commun avec une armée, un parlement et un gouvernement communs, l’analogie avec le système de Hamilton requerrait un système fiscal largement rénové qui pourrait inclure une gestion commune des droits de douane ou de la TVA (avec le bénéfice additionnel dans les deux cas d’éliminer une grande part des fraudes à la frontière).

 

Quelles leçons pour l’Europe ?

Étendre la capacité fiscale du niveau communautaire signifierait-elle en Europe un transfert massif de pouvoir des Etats membres aux autorités européennes ? Il est significatif que la remontée de la dette au niveau fédéral en 1790 soit advenue dans un contexte où il était entendu que les pouvoirs fédéraux devaient rester limités. Dans le numéro 46 des Federalist Papers, James Madison signifiait très clairement que l’autorité centrale devait être soigneusement circonscrite. Il concluait : « les pouvoirs qu’on propose de loger au niveau fédéral doivent être aussi réduits que ceux qui le sont au niveau des Etats, et au niveau jugé indispensablement nécessaire à accomplir les buts de l’Union ».

 

Non pas du ciment mais de la dynamite

En réalité, l’union budgétaire s’est révélée être de la dynamite plutôt que du ciment. Les bagarres sur les tarifs douaniers se sont transformées vers les années 1830 en une bataille constitutionnelle quand les Etats du Sud ont fait valoir que la constitution n’était qu’un traité entre Etats, et donc qu’ils pouvaient ignorer les lois fédérales qu’ils jugeaient inconstitutionnelles. Tout mécanisme budgétaire mis en place pour servir une dette commune soulève en effet de façon inhérente des questions de répartition explosives.

Il en irait de même dans l’Europe d’aujourd’hui. La suggestion la plus populaire est une taxe généralisée sur les transactions financières, qui pèserait sur les centres financiers les plus importants (ce qui explique qu’elle soit bloquée par le Royaume-Uni) ; ou bien une contribution sur les salaires, ce qui soulèverait des problèmes de mise en œuvre et de couverture différentes selon les pays.

L’union budgétaire était également dangereuse aux États-Unis parce qu’elle permettait aux Etats de recommencer à emprunter. À l’égal du contentieux sur les tarifs douaniers, la question devint brûlante dans les années 1830. Sachant que les marchés de capitaux internationaux s’étaient développés à compter des premières décennies du 19ème siècle, les États-Unis ont utilisé leur réputation récemment acquise pour emprunter à grande échelle, et ont en conséquence rapidement ruiné leur crédit.

Recourir au défaut sur la dette s’est répandu en 1841-42, avec le Mississipi, la Floride, le Michigan, la Pennsylvanie, le Maryland, l’Illinois, l’Arkansas et la Louisiane annonçant tous leur refus ou leur incapacité à rembourser. À cette époque, toute une palette de solutions fut examinée, allant de l’expulsion hors de l’Union des Etats en faillite jusqu’à réédition de la prise en charge hamiltonienne.

Inévitablement l’option hamiltonienne redevint influente. En 1843, un comité du Congrès recommanda une nouvelle prise en charge, qui était « calculée pour renforcer les liens de l’Union, multiplier les avenues du commerce et augmenter les défenses contre les agressions extérieures ». Mais cette proposition fut rejetée, surtout pour des motifs d’aléa moral : si les Etats étaient libérés de leur dette présente, ils retomberaient très vite dans l’endettement.

La solution définitive reposa sur l’adoption de limitations à l’endettement ou sur des lois imposant l’équilibre budgétaire. À la fin du 19ème siècle, beaucoup d’Etats mirent en place un plafond très bas sur la dette acceptable au niveau de l’Etat, et les autres Etats limitèrent leur dette autorisée à une proportion très faible de leurs recettes fiscales. Seuls les Etats du Nord (New Hampshire, Connecticut et Delaware), qui n’avaient jamais connu de problème d’endettement, gardèrent un droit illimité de recours à l’emprunt. En ce début du 21ème siècle, ce droit à l’endettement est limité dans les 50 Etats de l’Union, sauf un.

 

Conclusions

Choisir un mécanisme budgétaire capable de servir une dette fédérale [on dit « communautaire » en France s’agissant de l’Europe, ndlr] soulève des difficiles questions de répartition de la charge de l’impôt entre les Etats participants. Cela suppose un système solide, et figé dans une constitution, de restriction du comportement budgétaire, à la fois au niveau de l’Union et des Etats individuels. En particulier, un engagement de ne pas renouveler la prise en charge la dette des Etats est une condition indispensable pour un développement financier et politique sain de l’union.

Sargent, Thomas (2011), “United States Then, Europe Now”, Nobel Prize speech.

De Grauwe, Paul (2012), “The Eurozone’s Design Failures: can they be corrected?”, 28 November, LSE Public Lecture.