Il y a deux idées en organisation industrielle qui ont leur part dans ce que certains désignent par déclin industriel de la France. La première est que le groupe industriel diversifié serait une relique du passé et qu’il faut impérativement spécialiser chaque groupe sur son métier-cœur. La seconde, pourtant venue de la Harvard Business School, est que les grands groupes ne sont pas capables de porter des innovations, surtout de rupture, celles-ci étant pour simplifier le fait des startups, de géniaux novateurs travaillant depuis leur garage.

D’un strict point de vue financier, le groupe industriel diversifié, comme l’était par exemple Alcatel-Alstom qui s’est vu progressivement démantelé, remplit deux fonctions : il distribue le cash-flow des filiales bénéficiaires vers les activités en phase d’investissement ou de décollage ; il diversifie le risque pour les actionnaires en les faisant accéder d’un coup à un portefeuille d’activités multiples. En quelque sorte, il forme un marché du capital interne, ce qui rassure les banquiers prêteurs. Du point de vue des ressources humaines, il fait circuler son « capital humain », témoin le groupe General Electric ou en France le groupe Bouygues de la grande époque qui lâchait des talents aguerris dans le BTP vers les nouveaux métiers des médias ou du téléphone. D’un point de vue industriel enfin, le groupe diversifié est capable, fort de son cash-flow, d’explorer de nouveaux domaines. Il faut se rappeler quel immense incubateur a été l’ancienne Générale des Eaux dans la France des Trente glorieuses. Elle ne faisait pas remonter vers ses actionnaires la rente de ses contrats dans les eaux.

Le formidable développement des marchés financiers externes rend ce mode d’organisation du capital moins utile, d’autant qu’il a aussi ses défauts. Il devient possible de développer des activités nouvelles par mise en bourse, par recours au private equity, par accès à des marchés de la dette acceptant de façon inconnue autrefois des risques d’entreprise élevés… L’actionnaire n’a plus besoin qu’une entité organisée en société prenne en charge la diversification : il peut la faire tout seul.

C’est pertinent et en général plus efficace, mais à une condition qu’on oublie : il faut des marchés financiers puissants. Ils existent aux États-Unis : la bourse est largement ouverte, le private equity met des sommes considérables dans l’innovation. Riche de ces alternatives, il y a là-bas des actionnaires activistes qui poussent les managements à rationaliser et scinder les groupes, à interdire les investissements hors du métier où ils sont « pure player ».

Ce n’est pas réaliste en France. Nous n’avons toujours pas les marchés financiers capables de prendre en charge les projets nouveaux et les filiales qui consomment du cash. Le private equity est embryonnaire, surtout sur l’innovation ; notre mode de financement de la retraite se passe de fonds de pension ; les assureurs financent encore très mal le risque d’entreprise ; l’État, qui jouait en France un rôle puissant de supplétif pour les projets à grand risque, n’en a plus trop les moyens. Par contre, nous avons les actionnaires activistes venus des États-Unis qui imposent à nos grands groupes la mantra de la « valeur actionnariale ». Le contraste est douloureux : alors que le pays manque de sources de financement pour l’entreprise, une pression s’exerce à empêcher les grands groupes de participer aux efforts d’innovation si cela sort de leur champ historique. Les grands groupes investissent, bien-sûr, mais surtout à l’étranger et par acquisition dans leurs métiers-cœur. Ironie, le plus gros conglomérat au monde est américain, il est piloté par Warren Buffet et investit surtout aux États-Unis.

Ceci se couple avec l’autre erreur, qui veut que la « disruption » soit difficile voire impossible dans un grand groupe, en raison des couches bureaucratiques qu’il se doit d’imposer et parce qu’elle cannibalise souvent les métiers historiques du groupe. C’est faux. On ne fait pas SES Astra, la Swatch, Canal+, la voiture électrique depuis son garage. Il faut se réjouir qu’un Vincent Bolloré ait le dispositif – et le flair industriel – pour oser ne pas se spécialiser. Même au cœur de la Silicon Valley, Google utilise la rente tirée de ses métiers internet au service d’une gigantesque activité d’investissements innovants, parfois lourds en capital. Il ne le rend pas aux actionnaires.

Pourquoi brider les groupes qui veulent encore jouer le jeu de la diversification et de l’innovation de rupture ? On prive notre industrie d’agilité à plaquer un mode d’organisation sur un capitalisme financier qui aujourd’hui encore ne lui est pas adapté. C’est aux dirigeants des grands groupes d’en prendre davantage conscience et de savoir en convaincre leurs actionnaires.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 3 mars 2015.