On peut pardonner aux Américains de croire – comme ils le font en majorité – que l’économie américaine est toujours en récession alors que ce n’est plus le cas. L’économie croît, ce qui est la définition de ne pas être en récession. Mais la croissance est douloureusement lente cette année, avec un rythme de 2 % à peu près. Personne n’appellera cela une bonne performance. C’est à peine mieux que la moitié du taux de croissance que les prévisionnistes voyaient au début de l’année. Après la sortie de ce chiffre, les prévisions pour 2011 et 2012 ont été revues à la baisse.

Pensez à l’économie américaine comme un avion volant sur trois moteurs. Le principal moteur de croissance reste le secteur privé, tandis que les deux autres, plus petits, sont les politiques monétaire et budgétaire, qui donnent de-ci de-là un coup de pouce à l’avion. En temps normal – ce que n’est pas cette période –, le secteur privé fournit plus qu’assez en matière de poussée. Et les deux moteurs de soutien, les politiques monétaire et budgétaire, ne sont pas nécessaires. Il y a même des moments où le secteur privé génère tant de puissance que les deux autres moteurs doivent être mis en poussée inverse pour retenir l’avion (ma métaphore s’effondre ici, que les pilotes expérimentés me pardonnent).

Mais le moment présent est un de ceux où le moteur principal chancelle, sans pourtant être à plat. Si l’économie vole encore bien au-dessus des nuages, et ne pique pas du nez comme elle l’a fait pendant l’hiver de 2008-09, le secteur privé ne donne plus beaucoup d’élan. Il pourrait appeler en soutien les moteurs auxiliaires du monétaire et du budgétaire. Mais ceux-ci ne semblent pas répondre. En fait, ils risquent de faire davantage de mal que de bien. C’est cela qui inquiète.

Pourquoi la croissance a-t-elle ralenti autant ? Il n’y a pas de réponse nette, mais plutôt une combinaison de facteurs. Le pétrole plus cher a pris sa dîme, même si son prix semble reculer depuis peu. Le tremblement de terre au Japon a affecté aussi un peu la croissance, surtout dans le secteur automobile, même si cela semble toucher à sa fin. Le marché du logement refuse obstinément de repartir et semble même replonger à nouveau. (Quel dommage que le problème des saisies immobilières n’ait jamais été traité !) Les dépenses du gouvernement ont aussi été réduites, au moment où le plan de relance de 2009 s’épuisait et où l’État et les collectivités locales se retirent du jeu. Et le consommateur américain, autrefois le moteur de croissance mondiale, reste obstinément au point mort, sans propulser la croissance ni la freiner. Au total, une perspective peu inspirante à court terme.

Et pourtant, une contraction budgétaire – via une combinaison de hausses d’impôts (telle la non-reconduction de l’exonération de charges sociales de 2011) et de réductions de dépenses pour réduire le déficit budgétaire – semble se profiler. Sachant les épouvantables projections à long terme du déficit public, cela paraît le plus prudent. Mais ce n’est pas ce dont l’économie a besoin quand elle souffre d’une pénurie de demande. Pour l’instant, le gouvernement américain devrait être comme saint Augustin : rechercher la chasteté, mais pas pour tout de suite. Parce que, contrairement à une rhétorique politique trompeuse, réduire les dépenses publiques ne crée pas d’emplois, cela en détruit. (Ce devrait être évident : comment un gouvernement peut tuer des emplois quand il achète des marchandises aux entreprises privées ?)

Dire l’ampleur de la contraction budgétaire qui se profile est malaisé. Cela dépendra de comment les négociations sur le budget vont tourner, c’est-à-dire des mystères de la politique partisane. Le résultat le plus probable est que les réductions à court terme seront modestes ; l’impasse politique a ses vertus. Mais cette prédiction pourrait facilement se révéler fausse. Peut-être que les Démocrates et Républicains vont surprendre tout le monde en s’accordant sur un budget comprenant d’énormes et immédiates coupes dans les dépenses. Le plus grand risque est qu’ils n’arrivent à aucun accord du tout, et le gouvernement cogne tête baissée sur le plafond de la dette nationale [aux États-Unis, le Congrès fixe un seuil limite au niveau de la dette fédérale. Le pays en est très proche aujourd’hui. NDLR]. Cela pourrait forcer à une compression immédiate de 40 % ou plus des dépenses fédérales.

Alors que le moteur fiscal risque de s’allumer dans la mauvaise direction, avec pour seule question restante l’intensité de la chose, le moteur monétaire s’est désormais tu. La Réserve fédérale, qui avait combattu énergiquement la récession et soutenu la reprise dans ses premiers jours, semble avoir donné tout son jus. Son second tour d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) vient de s’achever, ce qui lui a valu une énorme masse de critiques et de toute façon risque de ne pas avoir eu beaucoup d’effet sur l’économie. Ben Bernanke, le président de la FED, mène une bataille interne (et jusqu’ici, il a le dessus) sur ceux qu’on appelle les faucons, qui, si on les laissait libres, resserreraient la politique monétaire plutôt que de l’assouplir. On n’est pas certain de ce que ferait ce même Bernanke si on lui laissait la main libre.

Tout cela peint une image pas très jolie sur le court terme. Le principal moteur de croissance (les dépenses privées) cahote, et, pris ensemble, les deux moteurs auxiliaires semblent plutôt peser sur la demande. Et cela sans même mentionner deux scénarios d’atterrissage en catastrophe.

Dans le premier, l’incapacité à trouver un accord sur le budget se heurte au refus du Parti républicain d’augmenter le plafond de la dette nationale sans une réduction forte des dépenses. L’impasse qui en résulterait précipiterait une crise financière, sachant que les investisseurs en déduiraient que le gouvernement américain a perdu ses marques ; cela conduirait à des réductions massives dans les dépenses fédérales. Une rechute dans la récession (double dip) ne serait pas à exclure.

Le deuxième scénario défavorable vient de l’étranger. Supposons que les Européens gèrent très mal la délicate question de la dette grecque, déclenchant soit un défaut désordonné de la dette souveraine, soit la sortie de la Grèce de l’euro, soit les deux à la fois. Chacun de ces événements aurait des répercussions fortes, rapides et désastreuses sur l’Irlande, le Portugal et probablement sur l’Espagne et au-delà, mais en tout cas sur le système financier mondial.

Aucun de ces scénarios noirs n’est probable, mais chacun est possible. Avec de la malchance, les deux pourraient devenir réalité. En attendant, l’économie marche en boitant avec un chômage à plus de 9 % et des créations d’emplois défaillantes. Que faire ?

Il y a une sortie, mais que le gouvernement n’est pas tenté de prendre. Les Républicains et les Démocrates pourraient s’entendre sur un programme budgétaire en deux temps, consistant en des mesures de relance modérée pendant un an ou deux, fortement ciblées sur la création d’emplois, couplées avec un plan réduction du déficit de plusieurs trillions de dollars, plan qui serait adopté aujourd’hui, mais ne commencerait à rentrer en action que dans disons un an ou deux. Un programme de réduction du déficit à la fois fort et crédible au-delà de cette période devrait apaiser les craintes du marché ou les peurs politiques que le déficit budgétaire parte à vau-l’eau, créant ainsi un espace pour une certaine relance à court terme.

La Fed, pour sa part, pourrait tirer quelques cartouches en réserve venant du système bancaire en les utilisant à des fins productives, par exemple en abaissant le taux d’intérêt qu’elle paie sur les réserves excédentaires (aujourd’hui à 0,25 %) au moins à 0 % et de préférence à un chiffre négatif – ce qui veut dire charger une commission pour le maintien de dépôts auprès la Fed. Aucune de ces politiques n’est une panacée qui transformera magiquement l’économie du jour au lendemain. Mais chacune d’elles ferait un peu de bien. Malheureusement, ce sont deux chimères aujourd’hui, étant donné les profondes divisions partisanes au Congrès et le besoin ressenti d’une pause chez la Fed.

De façon plus réaliste, on peut espérer que la contraction budgétaire en route sera trop limitée pour faire des dégâts sérieux à la demande. Et on peut espérer que la Fed se contentera de maintenir son actuelle politique hyperexpansionniste pendant un bon moment, sans faire davantage. Les deux choses sont vraisemblables, la dernière tout particulièrement. Les faire minimiserait le freinage qui provient de l’actuelle politique budgétaire et monétaire. C’est un bien triste état quand les meilleurs conseils que peuvent suivre les décideurs politiques, c’est de ne faire qu’un peu de mal. Cela semble être le cas aujourd’hui.

Il y a 80 ans environ, Andrew Mellon, le secrétaire au Trésor américain, assurait au président Herbert Hoover que la meilleure façon d’obtenir de la croissance était pour le gouvernement de ne pas se mettre en travers et de laisser la Grande Dépression suivre son cours naturel. Il est resté célèbre pour avoir dit : « Liquider les emplois, liquider les stocks, liquider les agriculteurs, liquider l’immobilier. Cela va purger la pourriture du système. Les gens travailleront plus, vivront une vie plus morale… et les gens entreprenants ramasseront les restes laissés par les personnes moins compétentes. » Cette époustouflante foi dans le laissez-faire et dans le darwinisme social est – selon le point de vue – soit cocasse soit glaçante.

Mais elle n’est apparemment pas morte. Les idées de Mellon vivent encore, à commencer par son exhortation à « liquider l’immobilier », que le pays a suivi à la lettre en refusant d’adopter des mesures sérieuses pour limiter la vague de saisies. Arrêtez de stimuler artificiellement l’économie par la politique monétaire ou budgétaire, dit-on aux décideurs politiques. Arrêtez de la réguler ; et même revenez sur les mesures déjà prises en matière de régulation financière ou de santé. Arrêtez d’« abîmer la monnaie » avec une politique monétaire inflationniste. Ce fut un conseil calamiteux que Mellon donna à Hoover. Et cela reste un conseil calamiteux.

 

Alan S. Blinder est professeur d’économie à Princeton. Il a été au Council of Economic Advisers de la Maison Blance entre 1993 et 1994 et vice-président du conseil des gouverneurs de la FED de 1994 à 1996. Traduit de Foreign Affairs du 29 juin 2011, avec l’autorisation de l’auteur.