Les années passées ont été marquées par un changement à la fois politique et intellectuel dans la thématique du développement. Auparavant, les questions liées au développement étaient assez largement déconnectées de celles du monde développé. S’engager dans les problématiques du développement était souvent associé à un engagement éthique, personnel ou politique. La réussite ou l’échec des pays en voie de développement (PVD) en termes économiques avait finalement un impact très limité, voire nul, sur nos propres sociétés. Au cours des dernières années, j’ai pu observer un changement radical car la situation des pays émergents a désormais un impact fort et direct sur celle des pays développés.

Ce changement peut s’expliquer par deux phénomènes. Le premier réside dans la situation démographique. Nous continuons de penser notre monde de la même manière qu’à lépoque de la décolonisation où ce dernier n’était peuplé que de 3 milliards d’habitants, dont 2 milliards vivant dans les pays en développement. Or le nombre d’habitants a très peu évolué dans les pays de l’OCDE alors qu’il a doublé dans les PVD, pour atteindre aujourd’hui près de 5 milliards d’habitants. Les projections démographiques indiquent que la planète devrait compter près de 9 milliards d’habitants à l’horizon 2050, dont 8 milliards vivant dans les émergents. Compte tenu des inégalités de richesse, nous mesurons mal les conséquences relatives à la densification du peuplement sur notre planète notamment en termes de stratégies économiques et sociales. En dépit de son caractère fondamental, la démographie a dans les faits été mise de côté par la science économique. Or, pour les économistes du développement, la démographie reste le premier facteur, celui qui structure toute analyse. Le second phénomène correspond au développement de la pensée écologique. Nous nous situons en quelque sorte dans une ère marquée par la fin de la nature. Et les travaux réalisés sur l’épuisement des ressources naturelles fossiles et non fossiles sont source d’inquiétude.

[quote type= »center »]Ce nouveau régime de croissance ne serait-il pas au fond la condamnation de modes de pensée économique qui ne sont pas adaptés aux contraintes physiques que nous connaissons ?[/quote]

Le monde connaît une transformation substantielle caractérisée par l’inversion des raretés. La ressource humaine est présente en quantité abondante. Et cette abondance a transformé la ressource humaine en une denrée jetable. Dans le même temps, la nature est devenue une denrée rare ce qui constitue un fait nouveau dans l’histoire économique. Jusqu’à présent, la croissance économique des pays développés était basée sur des actifs naturels peu onéreux ou gratuits. Cette situation nous renvoie à la pensée physiocrate ainsi qu’à la pensée malthusienne. À la lumière de ces éléments, il convient de se demander dans quelle mesure ne sommes-nous pas entrés dans un processus de croissance lent et sale ? Ce nouveau régime de croissance ne serait-il pas au fond la condamnation de modes de pensée économique qui ne sont pas adaptés aux contraintes physiques que nous connaissons ?

Depuis une dizaine d’années, nous avons assisté à la mise en place de stratégies de rupture dans les pays en voie de développement qui modifient la nature du processus avec lequel nous devons composer. Il y a 20 ans, le développement était systématiquement considéré comme un processus voué à l’échec et les pays développés restaient indifférents au sort des PVD. Or le développement économique a porté ses fruits et le nombre de personne sorties de la pauvreté absolue est considérable. Ce phénomène connaît aujourd’hui une accélération et le continent africain, longtemps délaissé, a procédé à d’importants changements favorisant ainsi son rattrapage. Plus précisément, ces pays ont mis en place des modèles de développement diversifiés, efficaces et performants et qui se distinguent les un des autres mais ont pour caractéristique commune de ne pas se conformer au consensus des manuels d’économie !

Les pays asiatiques ont opté pour une stratégie de croissance fondée sur les modèles à doubles excédents, budgétaires, d’une part, et de balance des paiements, d’autre part. Ces excédents budgétaires et de balance des paiements ont été générés grâce à une stratégie d’industrialisation et des parités très compétitives. Le recyclage de ces excédents de balance des paiements dans le financement des débiteurs et des clients constitue des modèles d’achat de clientèle (par exemple le Japon et aujourd’hui la Chine). Ces modèles se sont montrés particulièrement efficaces et l’ensemble des institutions internationales les présentent désormais souvent comme incarnant une voie privilégiée pour favoriser la croissance économique.

Les seconds modèles reposent sur l’exportation d’hommes et de nombreux pays ont investi dans de telles stratégies (Philippine, Mexique, Maroc) où les rapatriements de capitaux constituent un moteur financier important. Les transferts de revenus peuvent représenter une proportion très substantielle du revenu par habitant du pays d’origine. Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à l’émergence d’un troisième modèle basé sur l’exportation des services (Inde par exemple). Les travaux de la Banque Mondiale montrent par ailleurs que les performances, en termes de PIB, des pays ayant investi dans cette famille de stratégie sont supérieures à celles obtenues par l’intermédiaire des stratégies précédentes.

Plusieurs caractéristiques sont néanmoins communes à ces trois modèles. Ils sont bâtis sur le déséquilibre démographique d’une part et sur des stratégies extraverties, autrement dit sur des schémas de capture de parts de marché. Au fond, quelle que soit la stratégie employée elle repose sur l’exploitation des différences de volumes entre les PIB des pays développés et des PVD. Ces modèles de développement sont par ailleurs fondés sur la notion de non-réciprocité contrairement à la pensée libérale qui base son analyse sur l’idée que le développement économique des uns favorise celui des autres.

[quote type= »center »]Les stratégies de développement soutenables devraient être conçues à partir de stratégies dites « win-­win »[/quote]

Ces modèles connaissent néanmoins de graves limites et nous pouvons nous interroger sur leurs perspectives d’avenir. La première concerne la soutenabilité environnementale. Si nous voulons limiter l’augmentation de la température de 2 degrés, nous serons contraints de limiter nos émissions de carbone à deux tonnes par habitant. Or la quasi-totalité des pays développés ont déjà atteint ce seuil. En outre, la croissance des pays en développement repose sur l’utilisation extensive d’énergies fossiles  mais aussi de nombreuses ressources naturelles, ce qui rend caduque la courbe de Kuznets environnementale. Le modèle qui repose sur les doubles excédents industriels pose également la question de la soutenabilité en termes sociaux. Ces modèles économiques mettent sous pression les sociétés des pays du nord à travers notamment la mise en œuvre de politiques de délocalisation et l’importation de main de d’œuvre étrangère. Le choc est d’autant plus important pour les sociétés de l’OCDE lorsque ce sont des pays comme la Chine ou l’Inde qui développent ce type de stratégies. Cette trajectoire paraît peu soutenable et nous nous exposons à des crises politiques ou sociales susceptibles de remettre en cause les mécanismes de coopération internationale. Cette situation paraîtra au Nord d’autant plus insoutenable que la réussite même du développement au Sud y apparaît comme un échec. Au contraire, les stratégies de développement soutenables devraient être conçues à partir de stratégies dites « win-­win ».

Les économistes du développement et les institutions chargées du développement ne sont pas armés pour faire face à ces problématiques. Toutes les stratégies de développement recommandées aux PVD reposent sur des modèles d’imitation. Les institutions internationales et les économistes du développement sont en quelque sorte programmés pour transférer les modèles les plus performants au plus grand nombre de pays. Par ailleurs, ces institutions ne sont pas équipées pour gérer et intégrer dans leurs grilles d’analyse les effets d’interaction entre la société dans laquelle elles vivent et les sociétés pour lesquelles elles travaillent. Ces institutions œuvrent pour les pays en développement mais elles vivent, en quelque sorte, expatriées sur leur propre sol. De manière générale, les modèles proposés internalisent très peu les externalités et la prise en compte de phénomènes d’épuisement des ressources est quasiment absente de l’analyse.

Pour gérer la dimension globale qu’a acquise la question de la réussite des parcours de développement, un retour aux sources de la science économique est nécessaire. Si l’inversion des raretés s’avère exacte, alors la science économique préconise de taxer le bien rare et de détaxer ce qui est abondant. Cette analyse simple a néanmoins d’importantes conséquences notamment en termes de politiques publiques. Par exemple, l’énergie demeure massivement subventionnée dans les pays en développement. Aujourd’hui encore, nous considérons la nature comme un bien gratuit et cette absence de prix a une influence considérable sur les projets de développement.

La seconde piste consiste à exploiter les vertus des marchés intérieurs. Toutes les stratégies de développement mises en œuvre jusqu’à présent ont été fondées sur la valorisation des marchés extérieurs au détriment des marchés intérieurs. Il est en effet plus aisé pour un pays émergent de mettre en place une stratégie extravertie car elle ne requiert que peu d’infrastructures, ni la mise en place d’un système de redistribution sociale, ni même une bonne gouvernance. À l’inverse, les stratégies fondées sur la promotion des marchés intérieurs sont plus complexes car elles requièrent d’importantes capacités institutionnelles et le retour sur investissement est beaucoup plus long. Par ailleurs, les stratégies de développement des marchés intérieurs ne parviennent pas à traiter de la question des apports technologiques des investisseurs  extérieurs. Cela explique l’échec des modèles de développement en Amérique latine au début durant les années 1970 et 1980.

[quote type= »center »]Que pouvons faire pour que les stratégies de développement économique soient plus riches en hommes, plus pauvres en nature et exigeante en retour sur investissement ?[/quote]

La question centrale censée guider notre réflexion pourrait donc être posée en ces termes : « que pouvons faire pour que les stratégies de développement économique soient plus riches en hommes, plus pauvres en nature et exigeante en retour sur investissement ? » Aujourd’hui, pour apaiser la faim, stabiliser les sociétés et redonner l’espoir d’un rattrapage des pays pauvres, le retour sur investissement doit atteindre 8 %, loin devant le taux de rendement de 2 % qui correspond à des stratégies de développement basées sur la promotion du marché intérieur. Or seules ces stratégies sont compatibles avec des équilibres commerciaux, financiers et sociaux internationaux.

L’aide publique pour le développement est efficace lorsqu’elle est bien employée et elle répond à une logique de filet de sécurité sociale. Mais l’aide publique au développement ne répond pas à la question suivante : quel sens souhaitons-nous donner à la construction de notre planète ? Quelle société construisons-nous ? Sommes-nous encore capables de construire une règle du jeu où tous les participants seraient gagnants, dans un monde à 9 Mds d’habitants ? La société que nous léguons à nos enfants aura besoin de confiance pour se gérer. Or nous devons à tout prix réduire dès maintenant l’inégalité des chances de manière à favoriser cette confiance. Cependant, nous sommes en quelque sorte piégés dans une situation où d’un côté nous donnons l’espoir d’un rattrapage tout en confrontant nos propres structures sociales à des ajustements internes parfois douloureux alors que d’un autre côté nous refusons d’entrer dans ce jeu engendrant alors une configuration insoutenable sur le plan politique.

En nous fixant comme objectif la construction d’une société fondée sur l’égalité des chances alors la science économique doit entrer en jeu à travers la promotion des modèles économiques de convergence, le développement de stratégie « win-win ». Malheureusement la trajectoire que nous empruntons diverge de celle que je viens de vous énumérez.