La fin du 22 à Asnières : quel bilan sur l’emploi ?
Un exemple classique d’emplois perdus à cause de l’automatisation est celui des standardistes. En 1950, aux États-Unis, environ 350 000 femmes travaillaient comme standardistes pour des compagnies de téléphone, et peut-être un million d’autres dans des bureaux, usines, hôtels et appartements. Il s’agissait environ d’une femme active sur treize, alors que le chiffre est quasiment nul aujourd’hui.
Mais cette anecdote manque de détails. Dans deux articles récents, James Feigenbaum et Daniel P. Gross se sont penchés sur deux aspects : 1) Qu’est-il arrivé aux femmes qui ont perdu leur emploi de standardiste et 2) Pour AT&T, qu’est-ce qui a déterminé la vitesse et le moment de l’investissement dans l’automatisation pour remplacer les standardistes ?
Dans le premier article, ils se concentrent sur la période entre 1920 et 1940, avec des données sur 3 000 villes. Au cours de cette période, plus de 300 villes ont adopté des standards mécanisés. Il leur est alors possible de comparer le marché du travail dans les villes qui sont passées à la mécanisation plus tôt, plus tard ou jamais le long de cette période, et de voir ce qu’il advient de l’emploi féminin dans ces différentes situations. Ils constatent :
Dans un premier temps, nous montrons qu’après le passage d’une ville à un commutateur mécanique, le nombre de femmes de 16 à 25 ans employées comme téléphonistes a immédiatement chuté de 50 % à 80 %. Ces emplois représentaient environ 2 % de l’emploi pour ce groupe d’âge, et encore plus pour les moins de 20 ans. […] L’effet du choc est donc la perte d’un grand nombre d’emplois [et des carrières dégradées]. […] En revanche, l’automatisation n’a pas réduit les taux d’emploi dans les cohortes suivantes de jeunes femmes, qui ont trouvé du travail dans d’autres secteurs, y compris des emplois avec des caractéristiques démographiques et des salaires similaires (comme les dactylographes et les secrétaires), même si parfois avec des salaires inférieurs (comme dans la restauration). Bien que les données sur les salaires pour cette période soient plus limitées, les données disponibles ne nous permettent pas non plus de conclure que les marchés du travail locaux se sont rééquilibrés avec des salaires nettement inférieurs.
Le message général est conventionnel pour les économistes. Oui, les marchés du travail sont perturbés, et parfois gravement. Pendant la période de transition, il est justifié que des programmes gouvernementaux offrent une combinaison d’assurance chômage et de formation à d’autres emplois. Mais la réponse ultime est la croissance d’autres opportunités d’emploi.
Feigenbaum et Gross examinent dans le second papier le même phénomène, mais vu cette fois du point de vue d’AT&T, le grand opérateur téléphonique de l’époque. Les auteurs pointent une question de calendrier : la technologie de commutation est inventée dans les années 1880, mais AT&T n’installera les premiers téléphones à cadran que 30 ans plus tard, et le processus de suppression progressive de toutes les standardistes ne s’achève qu’en 1978. Pourquoi autant de temps ?
À l’origine, les systèmes téléphoniques étaient conçus pour que les opératrices connectent physiquement les appels, ce qui les plaçait au centre du réseau et du système de production d’AT&T. La commutation manuelle, à son tour, a façonné les choix et les activités de l’entreprise, y compris les offres de services, les installations et les équipements, les opérations, les prix, la comptabilité, la facturation, les relations avec les clients, etc.
La commutation manuelle avait bien servi les premiers réseaux téléphoniques, mais l’expansion a révélé ses limites, car la complexité s’est rapidement accrue avec des milliards de connexions possibles, et les standards manuels sont devenus des goulots d’étranglement du système. […] Nous montrons dans cet article que l’automatisation a été entravée par les interdépendances entre l’activité de commutation et le reste des activités d’AT&T : la mécanisation a nécessité des innovations et des adaptations complémentaires dans l’ensemble de l’entreprise, qui n’ont été résolues qu’avec le temps.
Rétrospectivement, on peut se demander si AT&T serait passée plus rapidement à la commutation mécanique et si elle n’était pas en situation de monopole ! Mais il y a une leçon plus charitable à tirer de cette expérience : les grandes innovations nécessitent un ajustement organisationnel à grande échelle, ajustement qui nécessite souvent un investissement initial substantiel – en partie monétaire, en partie sous la forme de changement organisationnel des pratiques commerciales. Aujourd’hui, il y a encore des entreprises et des administrations qui sont en train de s’adapter aux technologies de l’information et au web, et qui commencent tout juste à utiliser à grande échelle des outils qui existent depuis une dizaine d’années ou plus. Même si les nouvelles innovations en matière d’intelligence artificielle devaient s’avérer la plus grande innovation depuis le pain coupé en tranche, il faudra des années et des décennies pour qu’elles se diffusent dans l’économie.