La montée des inégalités aux États-Unis est désormais un fait de connaissance commune1. Mais le phénomène est bien plus général et international2. Les travaux de Camille Landais montrent qu’en France, les inégalités ont recommencé à augmenter à un rythme soutenu, mais seulement depuis la fin des années 19903. La description analytique et l’interprétation de cette évolution ne font que commencer. Un facteur largement commenté est la hausse considérable des rémunérations des P-DG au cours des trente dernières années4. Un autre facteur tient à l’augmentation des rémunérations dans l’industrie du divertissement pour les superstars du sport et des arts. Toutefois, il n’est pas certain que ce soient ces élites visibles qui contribuent le plus à la montée des inégalités. Plus récemment, en partie en raison de la crise financière et de l’indignation suscitée par les bonus, l’importance des salaires dans la finance a été étudiée5. Bell et Van Reenen estiment ainsi que 70 % de l’augmentation récente de la part du centile supérieur dans la masse salariale au Royaume-Uni a été capturée par des salariés de l’industrie financière6. C’est le but de cette contribution que d’étudier le rôle de la finance dans cet accroissement des inégalités en France.

Certaines sources de données salariales7 aident à étudier le phénomène. Quelle est la fiabilité de la montée des inégalités découvertes par Landais sur la base de sources fiscales autodéclarées ? Quels sont alors les groupes qui y ont le plus contribué, les P-DG, les managers, les experts, les superstars du divertissement ? La finance parisienne, moins opulente que celle de Londres ou de Wall Street, a-t-elle contribué à cette montée des inégalités ?

 

L’évolution des salaires en France

Pour répondre à ces questions, nous calculons les fractiles tout en haut de la distribution des salaires8 (voir graphique 1). [Pour la lecture, on entend par exemple par fractile entre 90% et 95%, désigné par F90-95, le niveau du salaire moyen des salariés dont le salaire est dans la tranche comprise entre les 10% et les 5% des salaires les plus hauts, ndlr]. Nous constatons une augmentation globale des salaires, mais à des taux différents pour chaque fractile.

En 2007, les 0,01 % les mieux payés dans le secteur privé (1 692 personnes), touchaient au minimum 867 000 €, et en moyenne 1 682 000 € par an, alors que les 90 % les moins payés touchaient entre 7 600 € et 46 700 € de salaire brut annuel et gagnaient en moyenne 22 400 €.

 

Evolutions des salaires des différents fractiles (euros constants 2007)

Note : En 2007, le salaire moyen du top 0.01% était de 1 682 324 euros. Sources : Panel
DADS (1976-2007) et France – fichiers exhaustifs DADS (1994-2007).
On constate aussi que la part de la majorité (F0-90) dans la masse salariale est globalement en baisse, perdant 2 points en 30 ans. La part des « classes moyennes », définies par les fractiles F90-99,9, reste globalement stable ou augmente à un rythme lent. Cependant, lorsque nous passons au millime supérieur, nous constatons une forte augmentation de leur part à partir de 1996, celle-ci passant de 1,2 % de la masse salariale à 2,0 % en 2007. La moitié de cette hausse de 0,8 point est revenue au top 0,01 % et l’autre moitié alimente le F99,9-99,99.

Evolution de la part du millime supérieur
Note : En 2007, le top 0.1% percevait 2.0% des salaires. Sources : Panel DADS (1976-
2007) et France – fichiers exhaustifs DADS (1994-2007).

 

Le rôle de la finance

Une approche sectorielle nous permet de décrire plus précisément le type de salariés qui ont le plus contribué à l’accroissement des inégalités. Certains secteurs comme l’industrie, le commerce et les restaurants, les transports et la communication sont aujourd’hui beaucoup moins représentés au sommet de la hiérarchie des salaires qu’ils ne l’étaient il y a 30 ans : 38 % du millime supérieur travaillaient dans l’industrie en 1976, contre seulement 14 % en 2007. Par contre, les services aux entreprises, la finance et dans une moindre mesure, le divertissement et les autres services ont augmenté parmi les salariés les mieux rémunérés. En 1976, 10 % du millime supérieur travaillaient dans les services aux entreprises et 6 % dans la finance, mais ils étaient respectivement 26 % et 24 % en 2007.

A partir de là, nous pouvons quantifier la contribution de chaque secteur à l’accroissement des inégalités entre 1996 et 2007 . Nous constatons que la finance a contribué à 48 % de la hausse de 0,85 point du millime supérieur dans la masse salariale, tandis que les services aux entreprises et les autres secteurs ont chacun contribué à près de 23 %, et enfin le divertissement à 8 % (graphique 3).

Contributions à la hausse du millime supérieur
Note : Entre 1996 et 2007, la part du top 0,1 % a augmenté globalement de 0,85 point et la part de la finance au sein de ce fractile a augmenté de 0.40 points. Sources : Panel DADS (1976-2007) et France – fichiers exhaustifs DADS (1994-2007).
On peut enfin calculer l’évolution des salaires du top 25 ou top 100 de différents groupes. Entre 1996 et 2007, les salaires ont été multipliés par 1,5 dans le groupe cinéma-télévision-vidéo, par 3,3 dans le sport et pour les P-DG, par 3,6 pour les cadres hors finance, et par 8,7 pour le top 100 des cadres de la finance.

 

Quelle implication de cette étude

La France a donc connu une forte augmentation des inégalités au sommet de l’échelle salariale au cours des 12 dernières années. La moitié de l’augmentation de la part du millime supérieur est due à une hausse des salaires des cadres de la finance. Les P-DG et les superstars du divertissement ne semblent pas jouer un rôle majeur dans l’accroissement des inégalités.

La fiscalité des salariés de la finance et la taxation des hauts revenus ont fait l’objet de mesures contradictoires dans le passé. Au cours de la dernière décennie, en France comme dans de nombreux pays développés, on a diminué le taux d’imposition des revenus les plus élevés, en raison de considérations sur les effets positifs de ces élites sur l’activité globale. Sur la même période, les P-DG, les salariés de la finance après 2007 et les sportifs – après la défaite en coupe du monde 2010 – ont été largement critiqués. Tant le caractère méritocratique de leur salaire et l’utilité de leur rôle économique ont fait l’objet de débats.
Or, ces catégories ne sont pas marginales parmi les salaires les plus élevés en France. Dans la tranche des 0,01 % des salaires les plus élevés pour 2007, nous trouvons près de 40 % de salariés de la finance, 20 % de chefs d’entreprise et 10 % de sportifs. Imposer plus lourdement ce fractile de salaire serait une façon, sans doute plus facile à réaliser qu’une taxe sectorielle, de redistribuer ces salaires, que de plus en plus de citoyens considèrent comme des rentes.

 

1. Cf. Thomas Piketty and Emmanuel Saez, “Income Inequality in the United States, 1913-1998”, Quarterly Journal of Economics, 118(1), 2003, p. 1-39.
2. Cf. Atkinson, Tony, Thomas Piketty and Emmanuel Saez, “Top Incomes in the Long Run of History”,
Journal of Economic Literature, 2011 forthcoming.
3. Cf. Camille Landais, “Top incomes in France (1998-2006): Booming inequalities?”, PSE Working Paper,2009.
4. Cf. Lucian A. Bebchuk and Yaniv Grinstein, “The Growth of Executive Pay.” Oxford Review of Economic Policy, 21, 2005, p. 283–303 ; Xavier Gabaix and Augustin Landier, “Why has CEO Pay increased so much?”, Quarterly Journal of Economics, 123, 2008, p. 49-100.
5. Cf. Thomas Philippon and Ariell Reshef, “Human Capital in the U.S. Financial Industry: 1909-2006.” NBER Working Paper No. 14644, January 2009 ; Steve Kaplan and Joshua Rauh, “Wall Street and Main Street: What Contributes to the Rise in the Highest Incomes?”, 23(3), 2010, p. 1004-1050.
6. Cf. Brian Bell and John Van Reenen, “Bankers’ pay and extreme wage inequality in the UK”, Center for Economic Performance, 2010.
7. L’auteur a bénéficié, pour l’accès aux données, du CASD (Centre d’accès sécurisé distant) dédié aux chercheurs autorisés suite à un avis émis par le Comité français du secret statistique.
8. F99.99-100 désigne les 0,01 % salariés les mieux payés. F99-99.9 désigne les personnes qui sont dans le centile supérieur mais ne font pas partie du millime supérieur de la distribution des salaires.
9. Cf. Bell, Van Reenen, op. cit.

Une version plus longue de cet article a été publiée sur le site laviedesidees.fr le 15 avril 2011.