Si la parité est presque parfaite dans les services financiers, les postes de direction y restent en grande majorité masculins. Comment expliquer le maintien du fameux plafond de verre et la division genrée des responsabilités ? Voici les questions que pose ce billet, qui est une reprise abrégée de l’article de la même auteure paru dans la revue Finance et Gestion de février 2014.

L’arrivée massive des femmes dans l’enseignement supérieur et, en particulier, l’ouverture des grandes écoles aux femmes dans les années 1970 ont féminisé fortement les métiers de la finance. Ainsi, à la SNCF, les cadres des directions financières sont à 44 % des femmes. Dans une étude, le cabinet McKinsey montre que les femmes y constituent 49 % des effectifs.

Le plafond de verre du monde financier

Pourtant, ces chiffres globaux cachent un phénomène, popularisé depuis quelques années par le terme de « plafond de verre » : alors que les effectifs sont relativement à parité dans les premières années de la carrière, les chances pour les femmes de progresser jusqu’aux niveaux de direction diminuent à chaque nouvel échelon. Toujours selon l’étude de McKinsey, dans les services financiers, les femmes ne sont plus que 22% à être cadres intermédiaires, puis 13% à être cadres dirigeantes et 9 % à siéger au comité exécutif.

Quant aux PDG, ce sont tous des hommes. Et pour le poste de directeur financier, la proportion serait de plus de 80 %. C’est à peu près le même taux, voire plus, que pour les postes d’associés des cabinets d’audit ou de conseil en finance. Même en corrigeant ces données de l’effet âge, il subsiste un écart important entre les chances des hommes et des femmes d’atteindre les niveaux les plus élevés d’une carrière dans les métiers financiers.

De plus, la féminisation de la finance varie selon les métiers. Elle est faible en finance de marché, qui recrute essentiellement des diplômés d’écoles d’ingénieurs, parmi lesquelles les femmes sont moins présentes qu’en écoles de commerce ou en cycles universitaires. Les métiers de l’audit et du contrôle de gestion sont relativement paritaires, alors que les métiers du conseil en banque d’affaires sont beaucoup moins en faveur d’un recrutement féminin, l’un comme l’autre pourtant recrutant en écoles de commerce ou à l’université. Il y a donc, à côté du « plafond de verre » une différenciation genrée des métiers de la finance, les femmes étant plus présentes dans les métiers financiers les moins bien rémunérés.

Plus d’épreuves pour la carrière des financières ?

Pour comprendre ce double phénomène de plafond de verre et de division sexuelle du travail, il faut décrire précisément l’organisation des carrières. C’est ce qu’a permis le programme de recherche « Carrières de la Finance », qui permet entre autre d’analyser la façon dont on arrive au poste de directeur financier, et les « épreuves » à passer sur une telle route. Voir article cité plus haut pour détails.

Le premier type d’épreuves est de nature organisationnelle. Qu’attend l’entreprise des cadres qu’elle va promouvoir ? Il s’agit en particulier d’horaires tardifs, d’une disponibilité importante, d’une mobilité géographique. Ces épreuves sont souvent un obstacle pour les femmes, qu’il soit réel ou imaginé (parce qu’elles sont femmes, on suppose qu’elles sont moins disponibles ou mobiles). Le repérage des cadres à haut potentiel, juste après la trentaine, pénalise les femmes qui sont souvent, à cet âge-là, au moment de leurs premières maternités, et donc mises hors du jeu promotionnel. Autre exemple, sans mobilité géographique, il est difficile de prendre une responsabilité sur un site ou dans une filiale, ce qui obère les possibilités d’évolution futures. Or, les arbitrages à l’intérieur des couples privilégient plus souvent la carrière de l’homme, rendant la mobilité des femmes moins évidente.

En outre, les moments de sociabilité professionnelle, en dehors des horaires classiques (pots en fin de journée, réunions matinales, travail nocturne, etc.) sont aussi des moments où se constituent les réseaux, circulent les réputations et arrivent bon nombre d’opportunités. Les femmes en sont souvent exclues. Les femmes sont donc à la fois moins sollicitées et moins informées. Leur nom ne circule pas.

Le deuxième type d’épreuves est de nature professionnelle. Elles correspondent aux compétences exigées, mais qui dépassent (en les complétant) les critères formalisés dans les procédures annuelles d’évaluation. Il s’agit là d’une définition implicite, informelle mais partagée, de ce qui fait le « bon professionnel ». Or, cette compétence relève en partie d’un rapport à la virilité, une virilité de type bourgeois. Les codes vestimentaires (costume masculin incarnant le sérieux, la rigueur, la sobriété, même dans le luxe des matières et des accessoires), le contrôle des émotions (manifester du détachement, de la froideur, un raisonnement « analytique » et non empathique ou émotionnel) ou la maîtrise de la voix (posée et qui ne « monte pas dans les aigus ») participent d’une manière d’être financier qui, de fait, se joue sur le mode masculin. De la même façon, les relations entre collègues ou entre supérieurs et subordonnés se vivent sur le mode de la concurrence amicale, réglée par des affrontements permanents (joutes oratoires, démonstrations d’habileté technique, mise en scène du pouvoir). L’humour, marqué par un certain nombre de blagues à caractère sexuel ou sexiste, manifeste et fabrique une certaine virilité du groupe professionnel.

On le voit, les épreuves qui fabriquent un « bon financier », au-delà des compétences techniques et managériales, correspondent aux qualités attribuées aux hommes et non aux femmes. Les stéréotypes de genre agissent. Aux femmes vont être attribuées des qualités (pensées comme naturelles ou acquises) de rigueur, de précision, de sérieux, de douceur, de capacités relationnelles, de diplomatie, etc. Toutes qualités qui sont opposées à celle du modèle permettant d’être jugé comme apte aux fonctions dirigeantes de la finance : puissance, ego, combativité, goût du pouvoir, des affaires et des risques.

Ces épreuves fonctionnent comme des mécanismes de discrimination indirecte. Elles excluent les femmes autant qu’elles provoquent leur auto-exclusion des « voies royales ». Par une succession de petites bifurcations au cours de leur carrière, elles se retrouvent dans les métiers les moins prestigieux/rémunérés et avec des pentes de carrière plus plates et plus lentes.

 

Briser le plafond de verre

Néanmoins, il existe des femmes « directeurs financiers», membres de comité exécutifs, associées de cabinets de conseil ou de banques d’affaires. Comment ont-elles pu atteindre ces niveaux ? La première caractéristique de ces femmes est qu’elles peuvent bénéficier d’arrangements conjugaux qui leur sont favorables. Le célibat ou l’absence d’enfants sont deux autres modalités d’arrangements conjugaux rendant le passage des épreuves organisationnelles possibles. Ces femmes adoptent souvent aussi un genre professionnel masculin. Elles contrôlent leur féminité par des codes vestimentaires ou des attitudes physiques qui « neutralisent » leur sexe. Elles développent et mettent en scène les qualités viriles attendues, qu’il s’agisse de l’humour, du jeu des affrontements, du contrôle des émotions, etc.

Si ces caractéristiques et stratégies permettent de passer le plafond de verre, elles ne le modifient pas structurellement.

Plusieurs solutions existent : coaching et mentoring des femmes, formations aux stéréotypes de genre, transformations des règles de la carrière et du fonctionnement organisationnel. Pour autant, on peut se demander comment le métier lui-même, et ses valeurs de virilité, pourraient évoluer. Après avoir longtemps été de genre masculin, la finance pourrait-elle, à terme, devenir de genre féminin ? Cela n’aboutirait-il pas à la création de citadelles masculines, concentrant comme dans d’autres métiers féminisés (médecine, droit), les attributs de prestige, de puissance et d’argent ?

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 21 février 2014.