Eighth WTO Ministerial Conference The Eighth Session of the Ministerial Conference will be held in Geneva, Switzerland from 15-17 December 2011, as agreed by the General Council at its meeting in October 2010. © WTO | Photo: Studio Casagrande (Jay Louvion / Kryvosheiev Nikita)

Pascal Lamy a ouvert la 14e édition de Financium – dont le thème était « Oser le monde en 2017 : nouvelles frontières, nouveaux défis » – par un discours où il a relu l’année 2016 pour se projeter avec optimisme dans l’avenir.

On peut penser, sans beaucoup de risques, que l’année 2016 qui se termine est une année dont on se souviendra. C’est une année où il y a eu un « avant » et où il y aura un « après ».

Pour faire simple, l’« avant » était constitué des frontières que l’on franchissait dans le domaine de la connaissance, des espaces, des systèmes de production. Les nouveaux défis d’alors étaient ceux que l’on se donnait pour l’avenir, étant entendu que le monde vivait dans l’espoir d’un progrès économique et social (certes pas pour tout le monde et tout le temps, mais enfin d’une manière générale c’était bien ce qui était induit)… et que, précisément, c’était le franchissement de ces nouvelles frontières qui autorisait l’espoir.

Désormais, et après ce qui s’est passé en 2016, peut-être de façon durable, nous sommes désormais dans un autre monde ; un monde où les nouvelles frontières sont celles qui apparaissent dans les têtes, dans les discours, sinon, dans la réalité. Notre nouveau défi est probablement de comprendre pourquoi ces nouvelles attitudes mentales engendrent ces appels à l’enfermement plutôt qu’à l’ouverture. Pourquoi la résurgence de ce nationalisme, de cette aspiration, que l’on trouve ici ou là, pour qu’enfin arrive une dé-globalisation qui serait bienfaitrice ? Pourquoi ces populismes, en tout cas dans une partie de la planète, semblent-ils démontrer que la politique prend sa revanche sur l’économie, et le géopolitique sur la géo-économie ? Il faut essayer de lire ce moment et de le comprendre.

Coïncidence des pressions concurrentielles

L’explication principale, forcément schématique et ramassée, se trouve dans le fait que nous vivons une transformation extrêmement rapide, forte et parfois violente, des systèmes de production – de biens, de services.

Ces changements sont générés par un progrès technologique dont la vitesse, sans précédent, est accélérée par l’ouverture, l’augmentation des échanges que, précisément, ce progrès technologique autorise. Il écrase en permanence le coût de la distance, et donc favorise une multi-localisation de type ricardo-schumpétérienne de nos systèmes de production.

Enfin, pour ajouter à cette dose de pression et de changement, ce processus a été percuté récemment par une gigantesque crise économique née en 2008. Nous vivons une sorte d’accumulation, de convergence, de coïncidences de ces pressions concurrentielles qui sont de plus en plus fortes et qui obligent à des changements de plus en plus rapides.

Cet événement a accentué une division inévitable dans le système dominant – le capitalisme de marché – entre les gagnants et les perdants, car cette équation de gagnants/perdants, dont nous savons tous que le solde net est globalement positif, se traduit par des soldes négatifs ici ou là – et que ce que j’appelle le « ici ou là » fait la politique.

Il n’y a pas en effet de politique globale mais il y a bien un système global.

Cette équation gagnants/perdants se transforme

Les gagnants gagnent de plus en plus, et les perdants perdent de plus en plus. Cela remet en question ce que nous avions inventé depuis les années 1850, pour traiter l’inévitable question sociale de ces révolutions industrielles, puis technologiques.

Cette remise en question réside dans le fait que le groupe central manifestant son malaise et son mécontentement, et qui exprime sa douleur, c’est la classe moyenne – ce n’est plus tant le prolétariat ou le précariat – classe moyenne qui fait masse dans nos systèmes économiques, sociaux, et politiques.

Ce constat est d’avantage patent aux Etats-Unis (on vient d’en avoir une preuve tangible aux dernières élections américaines) plutôt qu’en Europe et probablement parce que les Etats-Unis redistribuent 35 % de leur richesse alors qu’en Europe ce chiffre est de l’ordre de 55 %. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que ces 55 % soient tous redistribués de manière très efficace, mais il n’empêche que le « coussin » (welfare state) est beaucoup plus épais dans notre système qu’outre Atlantique.

Si on ajoute à cela, pour rester outre Atlantique, qu’à l’occasion de la crise dix millions d’Américains ont perdu leur logement (et posséder un logement dans la culture américaine c’est un signe très important de réussite sociale) on peut mesurer le choc que cela représente.

Nous sommes donc confrontés à un grand retour de la question sociale, bien qu’elle ne soit pas nouvelle.

Le capitalisme tel qu’il fonctionne génère de formidables efficacités mais a aussi des conséquences très discriminantes dans bien des domaines comme la formation ou l’accès à la culture et à l’éducation – nous retrouvons ici cette question sociale.

Cela coïncide par ailleurs, sans entrer dans des détails trop complexes, à une période où les règles de la vie internationale, du système international, de la coopération internationale sont remises en cause par certains. Il suffit de penser à M. Poutine en Russie, M. Duterte aux Philippines ou à M. Erdogan en Turquie sans parler des propos qu’a commis M. Trump pendant sa campagne électorale – par exemple sur les femmes ou sur les immigrés.

Il y a donc là des ruptures qui sont en cours. Ce qui engendre une colère, une frustration, une anxiété laissant le champ libre aux populismes dont nous connaissons historiquement la matrice qui les voit naitre ainsi que le discours qui les fait vivre.

A titre d’exemple depuis la révolution industrielle, nous, les Français (et je n’insiste pas sur ce qui s’est passé dans les années 1930 en Allemagne et en Italie), avons connu Boulanger, Poujade et les ligues des années 30.

L’Histoire ne repasse certes pas les plats, mais elle n’efface pas non plus les réminiscences.

La frontière, du symbole à la réalité tangible

Ces nouvelles frontières consistent en quelque sorte à passer de la notion de frontière symbolique à la notion de frontière réelle. C’est une démarche qui est assez remarquable.

Prenons l’exemple du village où je suis chez moi, comme tout le monde ; je connais les frontières de ce village (elles sont dans ma tête) mais cela ne me viendrait pas à l’idée de mettre un mur autour du village pour être sûr que j’appartiens bien à ce village et que ce que nous faisons ensemble dans ce village est le fait des villageois, pas des autres. J’ai une frontière dans la tête mais pas dans la réalité.

Aujourd’hui nous commençons à entrer dans une démarche consistant à passer du symbole à la réalité.

Alors est-ce que ces phénomènes augurent des régressions inévitables et dangereuses ? Je crois que ce risque existe mais je pense, avec toutes les précautions d’usage à prendre, qu’il est limité. Je crois qu’il est limité par, précisément, cette même globalisation où beaucoup voient l’origine de nos maux et que c’est probablement et, paradoxalement, cette globalisation qui limitera l’impact de ces mouvements qui remettent très fortement en cause ce système.

Pour illustrer ce propos je prendrai trois exemples : M. Trump, le Brexit et l’euro.

La globalisation va empêcher une forme de déglobalisation

M. Trump va-t-il faire tout ce qu’il a dit qu’il ferait en matière de commerce international –un sujet que je connais un peu et dont je viens de parler pendant trois jours avec les autorités chinoises à Pékin.

Ses idées consistent, par exemple, à mettre un droit de douane de 45 % sur les exportations chinoises, à sortir de l’OMC ou encore à renégocier au profit des Américains l’accord du libre-échange Nord-américain.

Nous connaissons tous son programme, ses proclamations voir les provocations de sa campagne. Mais va-t-il le faire ? J’en doute. Pour la simple et bonne raison que les effets d’une telle politique seraient catastrophique pour tout le monde, mais d’abord pour les Américains eux-mêmes.

Si M. Trump met un droit de douane de 45 % sur les iPhones qui sont assemblés à Chengdu et exportés de Chine vers les Etats-Unis, il taxe 5 fois plus de valeur américaine que de valeur chinoise. Un iPhone est composé d’à peu près 5 % de valeur ajoutée chinoise, de 25 à 30 % de valeur ajoutée américaine – le reste venant du Japon, de la Corée, de Taiwan et parfois même de l’Europe.

La réalité de l’intégration des systèmes de production fait que c’est à Chengdu que c’est le plus rentable d’assembler ces systèmes ; je pense que ce sont les cordes de cette réalité qui vont retenir les pulsions de M. Trump – et je ne dis pas qu’il ne fera rien.

Dans le cas d’espèce je pense que c’est la globalisation qui va empêcher une forme de dé-globalisation.

Brexit : une note chaque jour plus salée

Le Brexit est un exemple un peu plus risqué. Mais je crois que ce que nous savons six mois après le 23 juin et le référendum britannique c’est que l’hypothèse de travail de l’époque qui était une sortie facile, rapide, nette de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, ce cas de figure là est mort.

Nous sommes maintenant dans une autre hypothèse de travail qu’on appelle dans la langue de Shakespeare le hard Brexit. Car le Brexit sera difficile à mettre en œuvre tant au niveau des procédures que des résultats.

Au lieu d’avoir une campagne rapide genre pont d’Arcole, nous sommes entrés dans une drôle de guerre qui risque de durer très longtemps. Et quand je dis très longtemps je ne pense pas aux deux ans de mise en œuvre de ce fameux article 50 ni aux trois à quatre années de négociation qu’il nous faudra par la suite. Je pense à une période d’à peu près dix ans et je suis de ceux qui pensent, et j’exprime cela avec précaution, qu’il y a une probabilité non négligeable qu’à la fin du compte le Brexit n’ait pas lieu.

Notamment parce que la note risque d’être trop salée – à chaque fois qu’un mois passe elle est un peu plus salée que le mois précédent. Je ne dis pas que cela est suffisant pour démontrer que le Brexit serait une bêtise ; les termes de la discussion qui ont mené aux résultats du 23 juin ont démontré que finalement la passion l’emportait sur la raison et le politique sur l’économique ; raison pour laquelle le Brexit aura probablement lieu malgré son coût pour tous.

Mais sortir le Royaume-Uni (à supposer qu’il le reste) de « l’omelette » européenne, cela va être très compliqué. Parce que l’intégration de la Grande-Bretagne dans le système européen, depuis 50 ans, a créé des adhérences, des liens qui sont très difficiles à remettre en cause.

II va falloir probablement, et je ne donne que cet exemple, que le Parlement britannique revote quelques 8 000 lois ou règlements pour remplacer la partie de la législation ou de la régulation britannique faite au niveau européen. Je ne parle pas du problème que d’aucuns pourraient considérer comme anecdotique, de savoir politiquement comment, par exemple, sortir les Britanniques de la politique commune de la pêche, d’autant que cette politique est née précisément au moment où les Britanniques sont entrés dans l’Union européenne dans les années 70. Nous voyons bien que la situation n’est pas simple.

La globalisation reste une chance pour 90 % de la planète

Troisième exemple : l’Europe. Nous savons, parce que la question s’est posée et qu’il y a eu de nombreuses études et de débats sur le sujet, que sortir de la zone euro c’est très compliqué et qu’une telle action serait coûteuse et dommageable.

Encore une fois cela ne veut pas dire que le risque n’existe pas : la voix de la passion ou de l’identité peut l’emporter sur la voix de la raison, mais depuis la crise grecque on sait que sortir de l’euro est improbable. Car cette intégration, même si elle n’est pas parfaite, est très difficile à remettre en cause. Pour autant, il est indispensable d’interpréter et de comprendre ce risque.

Je reste persuadé que la solution n’est pas du côté du retour en arrière de la désintégration et de la dé-globalisation et je fais partie de ceux qui pensent que c’est très improbable.

Quand on examine de près toutes les raisons et tous les facteurs qui ont mené à cette globalisation, on constate qu’à chaque fois il y a eu des révolutions dans les modes de transport qui affectent non pas la distance mais le coût de la distance. Il y a probablement un ralentissement dans cette phase de globalisation, lié à certains nombre d’autres facteurs dans lequel le protectionnisme est minime par rapport à ces autres facteurs.

Le système de production et de service se désintègre localement : la localisation se désintègre pour se réintégrer ailleurs. Finalement ce qu’il y a derrière tout cela c’est le moteur de la technologie, qui ne reviendra jamais en arrière.

Mais ce qui reste vrai c’est que l’on ne vote pas pour la technologie mais bien pour les Traités de commerce. C’est important de le comprendre car cela explique en partie cette tension, cette confusion souvent, dans laquelle nous vivons.

Je continue à faire 400 000 kilomètres par an sur cette planète du nord au sud et de l’est à l’ouest et je constate aussi que cette inversion du retour des frontières et les défis qui vont avec ne concernent pas l’essentiel de notre planète.

Il y a 7 milliards d’habitants sur cette terre et je suis assez généreux quand je pense qu’il y en 700 millions qui ont un vrai problème avec la globalisation.

La bonne nouvelle c’est qu’il y en a 90 % qui continuent à voir dans l’ouverture une chance et une opportunité plutôt qu’un problème. Il serait sans doute sage que nous, les Occidentaux, laissions à cette partie de la population de notre planète le temps de nous convaincre qu’ils ont peut-être raison.

Cet article a été publié dans Vox-Fi le 12 janvier 2017, et dans le numéro de janvier 2017 de la revue finance&gestion.