Le livre « Chip Wars » décrit ce que son titre appelle « la guerre des puces (ou semi-conducteurs) ». Chris Miller en est l’auteur. La thèse : il est fort possible que la compétition engagée pour le contrôle de cette technologie si essentielle à la vie économique dérape de façon inattendue. Le livre a été élu livre d’affaires de l’année par le Financial Times en 2022. Il se télécharge libre du droits ici sur Internet. On lira avec profit aussi la récente interview de Miller par Ezra Klein du New York Times.

Un mot sur les semi-conducteurs d’abord. On dit que les virus sont les organismes les plus petits du monde vivant (avec des débats sur leur qualité d’organismes vivants). Les plus petits mesurent 10 nanomètres, un milliardième de mètre. Pour donner des échelles, un virus serait, par rapport à une bactérie, de la taille d’un petit pois par rapport à un terrain de football ; et, avec la même échelle, la bactérie serait le petit pois et l’humain le terrain de football. Eh bien, les chips les plus petites sont à peu près de la taille des virus. Les derniers modèles d’iPhone en contiennent de l’ordre de 15 milliards de transistors, l’élément unitaire d’un semi-conducteur, décidant si l’information est égale à un ‘0’ ou un ‘1’ et donc permettant des stockages et des calculs infinis sur les données.

Il est connu du grand public que la production de puces a obtenu des gains de productivité extraordinaires, à un rythme connu sous le nom de Loi de Moore, selon laquelle la capacité des puces en transistors double à peu près tous les ans et demi. La loi se vérifie à peu près inchangée depuis que Gordon Moore l’a énoncée en 1965. Ce qu’on ignore, c’est que ce progrès stupéfiant ne s’est pas fait sans coûts. Le graphique tiré non pas du livre de Miller mais d’un article fascinant sur le sujet montre à côté de la loi de Moore (à gauche) la progression tout aussi spectaculaire du nombre d’ingénieurs nécessités pour une telle performance. En quelque sorte, la bonne mesure, à savoir la productivité par ingénieur (ou plutôt en termes techniques la productivité globale des facteurs, travail et capital mis en œuvre)  qu’on voit en ligne bleue du graphique de droite, n’a pas du tout progressé.

 

Or, cette industrie est incroyablement concentrée. Il n’existe qu’une entreprise au monde, ASM, une société néerlandaise, capable de faire les machines-outils qui fabriquent ces puces, probablement les machines les plus complexes que l’humanité ait jamais créées. Elles nécessitent l’un des lasers les plus puissants jamais déployés dans un appareil commercial. Leur prix unitaire : 150 M$. Elles seules sont capables de graver sur du silicium les millions de transistors que contiennent les puces les plus avancées.

Quant à la manufacture des microprocesseurs les plus avancés, elle est dans les faits entre les mains de trois entreprises : TSMC, une entreprise taiwanaise, avec une part de marché de 90 % ; Samsung en Corée du Sud ensuite et Intel aux États-Unis enfin, avec une technologie un peu en retard.

L’histoire de TSMC, lideur incontesté, mérite d’être racontée. Du point de vue de la stratégie industrielle, c’est un cas original dans cette industrie. Elle a été fondée en 1987 par Morris Chang. Chang était à l’époque un des cadres dirigeants de Texas Instruments. Il n’avait pas été retenu pour le poste de directeur général de TI et cherchait donc un point de chute. Il a été approché par le gouvernement taïwanais, qui souhaitait créer une industrie des puces électroniques en amont de la chaîne de valeur. À l’époque, Taïwan produisait des produits électroniques de relativement faible valeur et souhaitait produire des semi-conducteurs de plus grande valeur.

Chris Miller raconte :

Le gouvernement a donné à Morris Chang un chèque en blanc pour créer une nouvelle entreprise. Il a fourni la moitié du capital de l’entreprise et a obtenu qu’un certain nombre d’hommes d’affaires taïwanais investissent 25 % de plus dans l’entreprise, tout en apportant un grand soutien au développement initial de la société. D’une certaine manière, il s’agissait donc d’un partenariat public-privé, mais d’une autre manière, l’entreprise a dû survivre dès le premier jour en vendant sur le marché international, car le marché intérieur de Taïwan était bien trop petit pour soutenir une industrie des semi-conducteurs. L’entreprise a donc dû couler ou nager en vendant des services de fabrication à des entreprises essentiellement américaines dès le premier jour.

 

La stratégie retenue par Chang allait à contre-courant de ce qu’était le modèle dominant dans l’industrie des puces à l’époque, à savoir une intégration verticale stricte, où l’entreprise dessinait, concevait les puces et les fabriquaient, avec l’avantage de bien coordonner toutes les opérations. Chang s’est rendu compte que la complexité de la conception et de la fabrication augmentait d’une manière que l’avantage de la coordination disparaissait devant celui de la spécialisation, seule capable d’assurer les rendements d’échelle. Il a donc créé TSMC en promettant de ne jamais concevoir de puces, mais uniquement de les fabriquer.

Dans le jargon, il n’antagonise pas ses clients, parmi lesquels Apple, Nvidia, AMD, Qualcomm, etc., à savoir la plupart des plus grandes entreprises de conception de puces. Sa taille lui permet de fortes économies d’échelle, avec des gains de coûts à la clé. Le plus important, dit Miller, « c’est qu’il existe une relation assez claire entre le nombre de puces que vous produisez et votre capacité à affiner votre technologie au fil du temps, car vous obtenez des données pour chaque puce que vous développez. »

Ce modèle horizontal a eu un extraordinaire effet de dynamisation du secteur. Car quantité de nouvelles entreprises ont pu se développer en se limitant à la conception des puces, laissant à TSMC leur fabrication. Cela a abaissé considérablement le coût d’entrée.

Une domination inquiétante

L’auteur est ici quelque peu catastrophiste. Jamais un nombre si réduit d’entreprises a eu un tel contrôle sur ce qui est désormais une industrie pivot dans la prospérité économique. Si les trois producteurs cités de puces + la société hollandaise disparaissaient du jour au lendemain :

 

…nous serions, dit Miller, confrontés à une crise économique mondiale semblable aux perturbations que nous avons connues pendant la Grande Dépression. Ce ne sont pas seulement les appareils technologiques comme les smartphones ou les ordinateurs personnels qui seraient catastrophiquement perturbés. Nous aurions certainement du mal à fabriquer un téléphone portable n’importe où dans le monde au cours de l’année à venir. La production d’ordinateurs personnels chuterait facilement d’un tiers, voire de moitié. Le déploiement des centres de données s’arrêterait. Il serait difficile de construire une tour de téléphonie cellulaire n’importe où dans le monde, car les tours de téléphonie cellulaire ne sont que de gros poteaux métalliques sur lesquels sont installées de nombreuses puces.

 

On a eu une sorte d’alerte modeste lors de la pénurie de puces de 2020-2021, l’industrie automobile mondiale a subi des pertes estimées à 200 M$ parce qu’elle n’a pas pu vendre autant de voitures qu’elle l’espérait en raison de l’impossibilité d’obtenir toutes les puces dont elle avait besoin.

Un peu de géopolitique

L’hégémonie de TSMC met au premier plan la question de Taiwan et la rivalité montante entre États-Unis et Chine. À Taiwan, face à la menace d’une absorption, nécessairement violente, par la Chine, certains font preuve de calme, avec l’argument du « bouclier de silicium ». L’idée est qu’il serait trop coûteux tant pour la Chine que pour les États-Unis que la crise en arrive à perturber l’approvisionnement en puces de la planète. L’hégémonie taiwanaise (qui produit au total, TSMC compris) la moitié des puces au monde serait non pas un élément perturbateur, mais stabilisateur, du moins pour eux.

Apparemment, les États-Unis n’en sont pas si sûrs et souhaitent activement, par un plan de plus de 52 Md$ d’argent public, rapatrier sur leur sol des capacités manufacturières de pointe dans cette industrie. L’autre acteur est la Chine, dont il faut voir qu’elle importe aujourd’hui en valeur davantage de puces que de pétrole. Or, elle est en fort retard technologique dans ce domaine.

Les États-Unis sont en train de mettre en place un blocus empêchant la Chine d’avoir accès aux technologies de pointe développées aux Pays-Bas et à Taiwan. Ceci avec un certain succès, puisque tant ASM que TSMC sont d’accord pour ne plus livrer les machines et puces de dernière génération à la Chine. C’est de la part des États-Unis un mouvement extrêmement agressif, puisqu’il enraye pour quelques années au moins les avancées de la Chine dans ce domaine. Caché sous un discours de sécurité nationale, on peut y voir la résurgence d’un discours protectionniste qu’on croyait disparu à ce niveau depuis un demi-siècle.

Cela dit, c’est un prêté pour un rendu. La Chine, il y a une dizaine d’années, avait menacé le monde occidental, à mots pas tellement couverts, de couper l’accès aux « terres rares », ces métaux précieux à usages industriels variés. Qu’est-il advenu ? Beaucoup de pays, dont les États-Unis, ont réagi et se sont mis à exploiter les terres rares qu’ils trouvaient sur leur sol. Ceci pour limiter leur dépendance à la Chine. Le graphique ci-dessous montre que la part de marché de la Chine dans ces minéraux est passée de quasi 100 % à 55 %.

Il est donc possible que le blocus étatsunien sur les puces haut-de-gamme provoque une production de substitution en Chine d’ici quelques années.