La malédiction des services publics
Je rebondis sur une remarque faite par Larry Summers dans le Financial Times du 20 août : le prix des services que rend l’État a tendance à s’accroître par rapport aux prix des biens et services rendus par le secteur privé. Cela pousse à la croissance de la part des services publics, et donc à la part des impôts dans le PIB. On ne pourra éviter, dans les décennies à venir, de poser en termes politiques le choix entre moins de services publics et hausse des impôts.
Pourquoi ? Parce que les services publics sont pour l’essentiel des industries de main-d’œuvre, où les gains de productivité dans l’opérationnel sont plus faibles que dans les activités industrielles, et très probablement le resteront.
Voyons le gros des services rendus par l’État : l’Éducation, une industrie de main-d’œuvre très qualifiée, où il est compliqué de faire croître le nombre d’élèves par enseignant (on n’en n’est pas encore au e-learning !) ; la Défense nationale, où beaucoup a été fait en matière de productivité depuis deux générations, mais où les conflits récents montrent qu’il faut des gens sur le terrain ainsi que dans la logistique arrière ; la Santé qui n’a pas encore trouvé les logiques de low cost qui conviennent ; la Police et la Justice, là encore du personnel de qualité, mais un potentiel de productivité faible.
Comparez cela avec le prix des voitures ou de l’habillement, qui baissent constamment en termes réels ; celui de l’électronique, qui plonge d’année en année, tout cela grâce à des gains constants de productivité du travail permis par l’innovation. Pour donner une image : le prix des t-shirts baisse constamment ; celui des cerises monte constamment, sachant qu’on n’a pas encore réussi à en automatiser la cueillette et que les pays chauds à bas coût de travail n’en font pas pousser. Disons que l’État, pour sa malédiction, est plutôt du côté des cerises que des t-shirts.
J’insiste : seuls sont mentionnés ici les effets de prix relatifs. Les questions de demande ou d’offre accrues sont un autre débat (comme par exemple l’exigence d’équipements de plus en plus complexes pour assurer la prestation de défense nationale ou de santé ; ou l’effet du vieillissement des populations).
Où cela nous mène-t-il ? Comme la tendance est inexorable, le corps politique doit ne pas gâcher les opportunités, quand elles sont là, de gains de productivité dans les administrations. Et la France a ici une sorte de chance par rapport à d’autres pays qui ont été beaucoup plus rigoureux dans leur gestion des effectifs de la fonction publique, d’État ou locale. Chez nous, il y a du matelas.
Un champ reste largement en friche, celui des fonctions qu’on appelle en entreprise de back office, mais qu’on peut appeler aussi administratives, celles qui consistent à traiter de l’information interne plutôt que de rendre le service opérationnel au client ou à l’usager. Bercy, par exemple, pourrait réduire très sensiblement ses effectifs (170 000 personnes, de compétence en général élevée), pour une qualité de service identique (il l’a réduit de 30 000 entre 1997 et 2008). Les effectifs de l’Éducation nationale sont occupés à près de 15 % dans l’administratif – alors qu’Internet et l’informatique changent les modes de travail – plutôt qu’à enseigner ou manager.
Les entreprises manufacturières ont connu le même dilemme il y a trente ans : les gains de productivité ont concerné en premier lieu l’activité de production elle-même, parce que c’était là qu’était l’innovation. Il était plus complexe d’attaquer la productivité dans les fonctions de services internes, type une direction des ressources humaines ou une direction financière. Elles aussi subissaient la malédiction des services : le coût relatif du back office croît par rapport à celui de l’opérationnel. Mais le back- office lui-même est désormais dans la ligne de mire, grâce aux innovations dans le traitement de l’information. Comparez un service de comptabilité aujourd’hui et à l’époque ! Il doit en aller ainsi pour l’État. Il doit lever les barrières organisationnelles sur le chemin, aérer la gestion de ses ressources humaines, profiter de la vague d’innovations advenues dans le traitement de l’information et redéployer quand il le faut.