Aujourd’hui, la Banque de France met à disposition deux moyens de paiement : des billets-papier qu’elle émet pour le large public, et des comptes électroniques ou monnaie numérique, exclusivement réservée à ses relations avec les banques. Ce qu’on désigne par monnaie numérique banque centrale, MNBC dans le jargon, n’est rien d’autre que d’ouvrir au public ce qu’elle réserve aujourd’hui aux banques.

Ce faisant, la Banque de France deviendrait un acteur de plus, mais pas n’importe lequel, sur un marché déjà bien occupé, celui des porte-monnaies numériques, où l’on trouve les banques classiques et une foule de nouveaux acteurs.

Faut-il qu’elle le devienne ? La question se pose iné­vitablement sachant qu’elle doit se préparer à un pro­cessus irréversible : la forte réduction, voire même la disparition à terme des billets-papier. Les remplacer par des « billets » numériques vient tout de suite à l’esprit. D’un point de vue pratique, les choses sont d’ailleurs faciles : elle peut procéder sous forme directe, en per­mettant au public d’ouvrir chez elle des comptes de dépôt et les services associés, mais avec les coûts admi­nistratifs qui vont avec et, aux yeux de certains, une intrusion malsaine dans des métiers du secteur privé. Elle peut de façon plus réaliste mettre en concurrence des institutions de service de paiement ou ISP, un statut déjà existant, afin que celles-ci s’occupent de la gestion.

Les avantages de la MNBC ne sont pas négligeables. D’abord, la banque centrale reprend la fraction de contrôle sur la masse monétaire que lui fait perdre la diminution de l’encours de billets. Elle maintient en cir­culation dans l’économie un actif monétaire dépourvu de tout risque puisque garanti par son bilan. En effet, si une monnaie numérique a la vertu de supprimer le risque du débiteur, puisqu’on vérifie en temps réel que le compte est alimenté, elle ne supprime nullement le risque de défaillance de l’opérateur. Que devient la monnaie de Apple-pay si Apple tombe en faillite ?

Les économistes y voient aussi une flexibilité plus grande dans la gestion des taux d’intérêt, qui désormais cognent la barrière de 0 %. Il est impossible aujourd’hui d’imposer au secteur non-financier des taux d’intérêt négatifs, sauf à voir s’envoler immédiatement le prix du papier-monnaie sur un marché parallèle. Rien de tel si le très gros de la monnaie est numérique : il devient possible de la rémunérer, en plus ou en moins, rendant l’économie beaucoup plus réactive à la politique moné­taire. Autre avantage, les risques de « ruée bancaire », propres aux crises de liquidité comme celle connue en 2008, diminuent fortement, la banque centrale inter­posant immédiatement son bilan.

Concurrence aux banques privées

Des critiques se font entendre : si les dépôts vont à la Banque de France, on réduit ou on prive les banques d’une ressource importante et peu coûteuse. N’est-ce pas les limiter dans leur capacité à offrir du crédit, un domaine où elles doivent conserver le rôle premier ? Il faudrait donc que la banque centrale dépose à son tour auprès des banques, via un processus concurren­tiel, l’argent collecté au titre des dépôts qu’elle gère. On prive aussi les banques du flux d’information qu’elles tirent de la gestion des dépôts pour mesurer le risque de leurs clients, ceci au moment où les Amazon et Apple ont mille autres façons de capter une telle information. Elles gardent toutefois sur ces concurrents la capacité bien commode de coupler le compte à vue avec la possibilité de découvert.

Poussé à l’extrême, ce schéma ferait revivre une pro­position très ancienne de l’histoire monétaire, faite en pleine crise de 1929 par un groupe d’économistes dits « de Chicago », consistant à remettre la gestion des dépôts entre les mains de la banque centrale, les banques se réservant le crédit et se finançant auprès de la banque centrale (système dit à 100 % de réserve ). Selon une variante appelée Vollbank, le pont serait largement coupé entre elles et la banque centrale, les banques devant s’adresser aux marchés financiers pour leur financement. Elles deviendraient en quelque sorte des fonds d’inves­tissement en prêts, ce qu’elles commencent à être quand elles refinancent leurs portefeuilles de prêts par titrisa­tion. Roosevelt avait écarté ces schémas. Les progrès en matière de flux électroniques les remettent sur la table.

Le débat est majeur, on le voit. Il faut le distinguer du sujet blockchain qui est de nature différente, la banque centrale pouvant retenir comme aujourd’hui un mode de gestion centralisé des comptes, ou bien passer à la technique des chaînes de blocs. De même le distinguer des discussions plus sociétales sur la monnaie numérique : une barrière contre l’économie des malfrats, puisque la traçabilité des flux se fait à coût quasi-nul ; mais pour la même raison des menaces sur la vie privée. La question est alors de savoir si, dans un cadre légal précis, une banque centrale est mieux placée que des agents privés pour garantir à la fois la surveillance et la confidentialité des transactions.

 

Cet article a été initialement publié dans l’AGEFI Hebdo (numéro du 20 au 26 juin 2019). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.