Le débat sur la neutralité du Net

Vox-Fi ouvre ses colonnes à un débat d’une importance considérable, et pourtant peu relayé par les médias européens (c’est moins le cas aux États-Unis) : il s’agit de savoir sous quel régime réglementaire la circulation des données sur le Net va-t-elle se poursuivre. Bruxelles est en train de finaliser un projet de directive à ce sujet. Mais des voix importantes s’élèvent pour juger cette réglementation imprudente et dangereuse sur le futur d’Internet. Selon ces voix, il faut qu’Internet reste un espace ouvert, sans discrimination entre les fournisseurs de contenu, sans que les grands groupes de médias puissent avoir un avantage sur l’internaute moyen dans la communication des données. La première tribune, présentée aujourd’hui, soutient le point de vue de la neutralité et de l’ouverture. Elle est traduite du site Vox-EU, dans une tribune du 11 juin 2014. Accepter la discrimination par les prix selon le contenu, en pratique assurer un accès plus rapide et de meilleure qualité aux fournisseurs de contenu qui y mettent le prix, qu’aux autres intervenants, c’est fournir une rente indue aux fournisseurs d’accès Internet. La politique de la concurrence ne suffit pas, selon les tenants de la neutralité, a assuré que cette rente reste chez les fournisseurs de contenu, ce qui va décourager la production de contenu de qualité sur le Net.

Le second article vient lui aussi de Vox-EU, en date du 6 avril 2009. Il soutient le point de vue inverse, à savoir qu’une réglementation dite neutre occasionne des inefficacités fortes dans l’usage du Net, et pénalise les contenus qui ont besoin d’une qualité et d’une rapidité de transmission. La politique de la concurrence suffit à prévenir la formation de rentes chez les fournisseurs d’accès. Nos lecteurs se reporteront aux articles en référence de Vox-EU pour les compléments de bibliographie.

 

La neutralité du Net : un objectif simple, une mise en œuvre délicate

Netflix a récemment accepté de payer à Comcast un péage pour disposer d’un accès plus rapide aux clients de Comcast. Cette nouvelle intensifie le débat sur la neutralité du Net – le principe selon lequel les fournisseurs d’accès internet (FAI) devraient traiter toutes les données égalitairement. Ce billet fait valoir qu’en absence de réglementation sur la neutralité, les FAI seront les seuls à tirer avantage de contenu de meilleure qualité, ce qui découragera l’innovation de la part des fournisseurs de contenu. Pour être efficace, la réglementation doit prévenir une discrimination par les prix sur les deux côtés du marché, vis-à-vis des fournisseurs de contenu comme vis-à-vis des consommateurs.
La neutralité du Net a un objectif simple : veiller à ce que les internautes puissent décider d’une manière non faussée là où ils veulent porter leur attention. Il s’agit d’assurer un « terrain de jeu bien nivelé » pour ceux qui fournissent le contenu, les applications ou n’importe quoi d’autre via Internet.

 

C’est devenu un sujet politique brûlant aux États-Unis. (Pourquoi ce n’est pas le cas en Europe est une véritable question, mais qu’on laissera en dehors de cet article.) Le régulateur américain FCC (Federal Communications Commission) ne sait trop comment gérer cette question. Le débat a rebondi récemment lorsque Comcast – peut-être le plus grand FAI – a négocié un arrangement avec Netflix – peut-être le plus grand fournisseur de contenu en termes de bande passante –pour assurer une vitesse de téléchargement plus rapide aux clients de Comcast qui utilisent Netflix. Techniquement, Comcast n’offre rien à Netflix qu’il ne soit en mesure d’offrir à d’autres. Cependant, le fait que les fournisseurs de contenu doivent faire ce choix soulève le spectre de distorsions. Dit simplement, le péage d’entrée pour les entrepreneurs qui voudraient rivaliser avec Netflix semble avoir été relevé.

 

Perspectives économiques sur la neutralité du net

La littérature économique récente sur la neutralité du net étudie surtout le cas d’une structure de marché qui ne s’applique pas à la question Comcast-Netflix. Ce cas est celui où les fournisseurs de contenu tirent leurs revenus d’autres sources que les consommateurs (par exemple, des annonceurs). On évalue alors l’impact d’une réglementation qui empêcherait les FAI de facturer des prix différents aux fournisseurs de contenus pour accéder aux consommateurs. La conclusion est que cette réglementation peut faciliter un transfert de gains des FAI vers les consommateurs. Par contre, l’impact sur les investissements par les FAI et les fournisseurs de contenus reste difficile à prévoir.

 

Le problème avec ces modèles est que consommateurs et fournisseurs de contenu n’y ont pas de relation financière directe. La situation est très différente dans le cas Netflix / Comcast : C’est Netflix qui doit convaincre ses clients de payer un abonnement supplémentaire, au-delà de ce qu’ils paient déjà à Comcast. Car si Comcast peut charger Netflix pour un accès de meilleure qualité à ses clients, c’est bien Netflix plutôt que Comcast qui doit vendre à ses clients le fait de payer pour un accès de meilleure qualité.

 

Empêcher une discrimination par les prix sur base du contenu

Dans un article récent, je démontre qu’en l’absence de neutralité, un FAI avec pouvoir de marché peut procéder à une discrimination par les prix basée sur le contenu (par exemple, faire payer plus aux consommateurs pour accéder à Netflix, ou faire payer plus à Netflix pour accéder aux consommateurs). Il s’approprie ainsi des rentes sur les fournisseurs de contenus les plus demandés par les internautes. Un risque de « hold-up » pèse ainsi à long terme sur les entrepreneurs qui investissent dans le contenu pour les consommateurs.
Préserver la neutralité du net peut-il aider à prévenir cette situation ? Il faut examiner les deux voies par lesquels une discrimination peut apparaître : pour un même accès, soit le FAI charge le fournisseur de contenu, soit il charge le consommateur. Si la régulation se limite à empêcher les FAI de discriminer sur une seule de ces voies (ce que j’appelle une neutralité faible du Net), je démontre que ses effets peuvent être annulés par une discrimination passant par l’autre voie. Par exemple, si la FCC devait empêcher Comcast de charger Netflix pour un meilleur accès, alors Comcast pourrait se rattraper en chargeant les consommateurs pour l’accès à Netflix (ce qui pourrait implicitement se faire avec des plafonds de téléchargement) et ainsi forcer Netflix à baisser ses tarifs pour les consommateurs. De cette façon, Comcast s’approprie la rente (sur Netflix) en générant des frais de consommation plus élevés. C’est seulement en adoptant une neutralité forte du net – celle qui empêche toute discrimination basée sur le contenu – qu’il y a un véritable impact : on coupe toute voie  par laquelle les profits du fournisseur de contenu sont transférés aux FAI.

 

Si l’objectif de la réglementation sur la neutralité est de niveler le terrain de jeu pour les fournisseurs de contenu et d’empêcher qu’ils soient victimes de hold-up, les régulateurs doivent travailler dur pour fermer toutes les voies par lesquelles une discrimination basée sur le contenu peut émerger. Bien sûr, cette tâche est rendue plus facile quand les consommateurs et les fournisseurs de contenu n’ont pas de relation financière directe. Dans ce cas, la neutralité faible du net suffit à être efficace.

 

Deux préoccupations

Cependant, une totale neutralité empêche que les mécanismes de prix jouent leur rôle, par exemple en veillant à ce que les internautes portent leur attention sur le Net d’une manière socialement optimale.

 

À cet égard, deux préoccupations sont soulevées dans le débat sur la neutralité. La première est qu’avec une réglementation imposant la neutralité, les FAI auront insuffisamment d’incitations à investir dans des réseaux de qualité. On montre qu’en pratique les incitations pour les FAI resteront inchangées : tant qu’ils peuvent facturer aux consommateurs pour une qualité supérieure, ils ont un retour pour cette qualité. Bien sûr, certains fournisseurs de contenu sont plus sensibles que d’autres à la qualité (par exemple, des téléchargements plus rapides pour les films). Dans ce cas, une réglementation sur la neutralité peut modifier les incitations à investir sur la qualité.
Le second sujet est qu’il est inutile de réglementer sur la neutralité s’il existe une vraie concurrence entre les FAI. Les décideurs politiques devraient donc se concentrer sur la préservation de cette concurrence plutôt que sur la neutralité. La logique est que si les consommateurs sont mécontents de la façon dont leur FAI met en œuvre la discrimination tarifaire, ils peuvent changer de fournisseur. Mais cet argument suppose que les consommateurs ne veulent pas que leur FAI se livre à une telle discrimination. C’est loin d’être clair. En effet, les FAI sont en concurrence pour capter les clients et veulent leur offrir les meilleurs services. En s’engageant dans une discrimination par les prix, les FAI transfèrent à leur profit la rente des fournisseurs de contenu ; mais la concurrence entre FAI fera que ces rentes refluent vers les consommateurs. Par conséquent, le FAI devient en quelque sorte l’agent du consommateur dans l’exercice d’un pouvoir de monopole, et les fournisseurs de contenu font encore l’objet de hold-up. Il n’y a que la neutralité forte du Net qui peut court-circuiter ces flux de rentes.

 

Conclusion

Tout cela montre que dans un marché dit « biface » (dans laquelle les FAI mettent en relation fournisseurs de contenu et internautes) la réglementation des pratiques de prix est un défi qui exige une approche global du marché. Dans ces marchés, les forces de la concurrence ne suffisent pas nécessairement à assurer « l’égalité entre les données » de la façon qu’espèrent les tenants de la neutralité du Net. Bien sûr, comme pour toute approche théorique, il est difficile d’affirmer la pertinence empirique des effets discutés ici. Néanmoins, certaines expériences se font jour, aux États-Unis notamment, qui vont rapidement permettre de donner une base empirique à ce débat.