L’Église catholique a rendu public un document important sur les « Questions économiques et financières » (janvier 2018). Le sous-titre en donne le programme : « Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel »[1]. Voici ce qui retient l’œil sur cet important document.

Il n’est en premier lieu nullement une dénonciation de l’activité financière, des marchés ou des produits financiers. Ce sont des choses utiles. Ce que le document rappelle, c’est à quel point ces activités sont propices à des dérives graves en matière éthique.

Il ne suffit pas à cet égard que les opérateurs et acteurs du système financier se contentent d’observer les réglementations et codes en vigueur, dans une approche en quelque sorte négative ; il s’agit positivement pour eux de s’assurer que leurs pratiques ou que les produits qu’ils diffusent soient en accord avec l’esprit dans lequel ils ont été créés ou en accord avec une certaine vision du bien commun.

Une notion importante est ainsi mise en avant, celle d’ « immoralité proche ». Si un produit financier est susceptible entre les mains d’un tiers de donner une facilité trop grande à des conduites répréhensibles, alors ce produit est condamnable, même si, dans les mains de la personne, il est utilisé de façon parfaitement éthique.

     À cet égard, il convient de noter que, dans le monde économique et financier, il existe certaines conditions dans lesquelles certains de ces moyens, bien que non immédiatement inacceptables du point de vue éthique, constituent cependant des cas d’immoralité proche, c’est-à-dire des occasions très facilement propices aux abus et aux escroqueries, souvent au détriment de la partie moins avantagée. Par exemple, la commercialisation de certains instruments financiers, légitimes en soi, mais, dans une situation d’inégalité, en profitant de l’ignorance ou de la faiblesse contractuelle d’une des parties, constitue en soi une violation de la rectitude relationnelle et représente alors une atteinte grave au plan éthique. (§14)

On aurait tort d’objecter à cela que tout produit est ambivalent dans l’usage qu’on en fait. Vais-je m’interdire d’user d’une hache au prétexte qu’en certaines mains la hache permet commodément le crime. Eh bien, en matière financière, si ! Quand le produit est complexe et opaque, quand la régulation y est difficile à mettre en place de façon efficace, quand l’usage offre quantités de moyens d’arbitrage, le principe d’immoralité proche s’applique : le produit ne doit pas être utilisé.

Tombe particulièrement sous le coup de tels produits hasardeux, les dérivés de crédit et certains produits de titrisation :

     Un jugement éthique similaire peut également être fait concernant l’utilisation des credit default swap (les CDS, contrats particuliers d’assurance contre un risque de faillite), qui permettent de parier sur le risque de faillite d’un tiers, même sans avoir déjà pris auparavant un risque de crédit, et aussi de répéter l’opération sur un même événement, ce qui n’est en aucun cas permis par les contrats d’assurance normaux. […] En fait, l’achat de tels instruments, par ceux qui n’ont aucun risque de crédit effectif, est un cas singulier qui porte certains à trouver un intérêt à la ruine d’autres entités économiques et peut même les pousser à agir en ce sens. (§26)

En effet, les produits d’assurance ne sont pas cessibles et c’est toute la différence avec les CDS. Voir ce billet de Vox-Fi : « Abacus ou parier sur le malheur des autres : pour ou contre les CDS “secs” ? ». En assurance, seule peut être couverte la personne qui subit le risque. Le tueur à gage pourrait-il acheter un CDS / assurance-vie sur son « contrat » ? Une entreprise acheter des CDS sur son concurrent unique et, dès après, s’engager dans une guerre des prix à mort avec lui ? Il est donc raisonnable de prendre quelques petites précautions dans l’usage des CDS, à la fois par une régulation appropriée et par une armature morale assez solide.

Mais le fond de l’argument, on va le voir plus en détail, est la complexité du produit :

     Puisque dans la situation actuelle, la complexité de nombreux produits financiers fait de cette inégalité un élément inhérent au système lui-même, et place les acquéreurs en situation d’infériorité par rapport à ceux qui les commercialisent, il est demandé le dépassement du principe traditionnel de caveat emptor. Ce principe, selon lequel il incombe avant tout à l’acheteur de vérifier la qualité du bien acquis, présuppose, en réalité, une parité des contractants quant à leur capacité à défendre leurs intérêts. Or de fait, cette situation n’existe pas, soit en raison de la relation hiérarchique évidente qui s’instaure dans certains types de contrats (par exemple, entre prêteur et emprunteur), soit à cause de la structuration complexe de nombreuses opérations financières. (§14)

Là encore, le texte balaie une objection facile qu’on pourrait faire, notamment du côté libertarien, à savoir qu’on respecte les gens à les rendre responsables, le seul interdit étant le dol ou la tromperie sur le contrat ou la marchandise. Eh bien, en matière financière, ce n’est pas le cas. Sachant la complexité des produits, le fort niveau d’information qu’ils impliquent chez le client et le dommage subi à rompre la confiance, il importe que la transaction soit considérée sous l’angle de l’éthique et le véritable respect de l’individu est de ne pas l’embarrasser avec des produits qu’il n’est pas en mesure de surveiller ou que son choix est de ne pas surveiller.

Une insistante forte est mise sur le refus de toute position dominante dans les échanges. Dominer est si facile à obtenir en finance, puisque les deux parties sont rarement à complète égalité : le débiteur a besoin de son crédit, l’individu a peur du risque, l’assuré ne dispose pas de toute l’information, etc. C’est une position traditionnelle de l’Église, remontant au Moyen-âge, que celle du juste prix, d’un prix qui ne s’établit que dans une concurrence libre entre des parties réputées égales et également informées :

     Ce qui est moralement inacceptable, ce n’est pas le simple fait de faire un gain, mais celui d’utiliser à son avantage une inégalité pour générer des profits importants au détriment des autres ; c’est de faire fortune en abusant de sa position dominante au détriment d’autrui ou de s’enrichir en nuisant au bien-être collectif ou en le perturbant. (§17)

 

La régulation

Un des problèmes de la période moderne est que certains agents financiers arrivent à en être plus puissants que les États, mettant à mal leur capacité à réguler :

     De ce point de vue, il est toujours plus facile de voir que, face au pouvoir croissant et omniprésent d’agents importants et des grands réseaux (networks) économiques et financiers, ceux qui sont chargés de l’exercice du pouvoir politique, souvent désorientés et rendus impuissants par la supranationalité de ces agents et le caractère volatile des capitaux gérés par eux, peinent à répondre à leur vocation originaire de serviteurs du bien commun ; ils deviennent parfois des sujets soumis à des intérêts étrangers à ce bien. (§12)

Or, c’est une illusion de penser que l’industrie financière est capable de s’autoréguler :

     Cependant, il est également clair que le puissant moteur de l’économie que sont les marchés n’est pas en mesure de se réguler par lui-même. (§13)

Et l’absence de régulation ouvre des champs béants « non seulement à ‘l’aléa moral’ et aux malversations, mais aussi à l’émergence d’exubérances irrationnelles des marchés – suivies de bulles spéculatives, puis de brusques et ruineux effondrements – et de crises du système. » (§17). « Tout cela génère et diffuse facilement une culture profondément amorale au sein de laquelle, on n’hésite plus souvent à commettre de délit lorsque les avantages prévus dépassent les pénalités fixées » (§23)

 

Des comités d’éthique

L’éthique, en quelque sorte, c’est l’angle mort des lois et du droit. Il y a des choses que la loi couvre peu ou pas, mais qui pourtant, d’un point de vue moral, sont répréhensibles, y compris avec le principe de proximité morale vu plus haut. Le texte suggère de façon importante que des organismes internes aillent au-delà du simple examen de conformité vers une appréciation normative, « positive », sur ce qui doit être fait.

     « […] il convient de noter que, tout au moins jusqu’à un passé très récent, la pratique du système économique et financier repose parfois sur un jugement purement « négatif » de cette fonction, c’est-à-dire un respect purement formel des limites fixées par les lois en vigueur. Malheureusement, il en résulte fréquemment des situations qui échappent de fait aux contrôles réglementaires, c’est-à-dire des actions tendant à contourner les principes en vigueur, mais avec le souci de ne pas contredire frontalement les règles qui les expriment, pour ne pas subir ensuite de sanctions.

     Pour éviter cela, il est nécessaire que le jugement de conformité (compliance) examine sur le fond les différentes opérations, même celles qui sont « positives », en s’assurant de leur respect effectif des principes qui guident la législation en vigueur. Suivant cette modalité, le travail de cette fonction, selon l’avis de beaucoup de personnes, serait plus aisé si l’on mettait en place des comités d’éthique qui, au côté des Conseils d’administration, seraient les interlocuteurs naturels de ceux qui doivent garantir la conformité des comportements aux réglementations en vigueur dans la gestion concrète de la banque. »

Il est difficile d’introduire du normatif dans la conduite des entreprises. Qui en effet définit la norme morale ? S’ouvre ici un débat, que n’aborde pas le texte, pour savoir si la norme morale ne doit pas rester du seul domaine de l’individu agissant au sein du groupe. Il ne suffirait pas de mettre en place au côté du comité d’audit un comité d’éthique ; il conviendrait d’inciter les individus au sein de l’entreprise à exprimer plus librement et collectivement leurs valeurs morales.

 

L’échange est également don

Dans une fibre plus philosophique, le texte se penche sur ce qu’est une transaction entre deux parties : s’arrête-t-elle à l’objet ou au service échangé ? Va-t-elle plus loin ? Doit-elle produire du sens ?

     En réalité, il est évident que l’enjeu de la transmission des biens entre des personnes n’est pas seulement d’ordre matériel, car les biens matériels sont souvent le véhicule de biens immatériels, dont la présence ou l’absence effective détermine de manière décisive la qualité même des rapports économiques (par exemple, la confiance, l’équité, la coopération…). C’est précisément à ce niveau que la logique du don sans contrepartie peut se comprendre non comme une alternative, mais comme une réalité inséparable et complémentaire de celle de l’échange de biens équivalents. (§9)

Ou encore :

     Ici devient significative l’importance des paramètres d’humanisation, des formes culturelles et des mentalités dans lesquelles la gratuité, en somme la découverte et la réalisation du vrai et du juste comme des biens en soi, devient la norme de ce qui est calculé [22]. Là, les gains et la solidarité ne sont plus antagonistes. En effet, là où prévalent l’égoïsme et les intérêts personnels, il est difficile pour l’homme de percevoir la circularité féconde entre le gain et le don que le péché tend à ternir et à briser. Par contre, dans une perspective pleinement humaine, il s’instaure un cercle vertueux entre le profit et la solidarité, qui, grâce à l’agir libre de l’homme, peut libérer toutes les potentialités positives des marchés. (§11)

 

[1] Il ne s’agit pas d’une encyclique au statut ecclésiale particulier, mais d’un document issu de l’organisme en charge du dogme, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Il a été approuvé par le Pape.