Voici qu’on remet à l’ordre du jour la monnaie numérique banque centrale (MNBC). Plusieurs raisons à cela :

  • L’usage des pièces et billets diminue régulièrement. Le fisc fait la chasse à l’usage du cash pour les plus grosses transactions. Les cartes de paiement ou les virements de compte à compte sont d’une telle commodité qu’ils effacent la monnaie physique dans sa fonction de règlement. Mais ces instruments ne sont que des substituts privés aux « billets », qui restent les seuls moyens pour le secteur non financier d’accéder à la sécurité et la liquidité qu’offre une monnaie souveraine. Si les billets disparaissent, ou se voient réduits à un rôle subalterne ou illicite (les transactions délictueuses), il n’y aura plus que le secteur bancaire qui aura accès à la protection du bilan de la banque centrale, c’est-à-dire du souverain. Des e-billets écrits par la banque centrale sont une exigence démocratique. C’est devenu une revendication de l’opinion publique suédoise.
  • La nature ayant horreur du vide, si la banque centrale n’occupe pas le terrain, ce seront des acteurs privés qui le feront. Deux types de monnaie sont déjà apparues : avec ancrage sur une monnaie souveraine (Libra par exemple qui sera arrimé soit au dollar, soit à l’euro) ; ou des monnaies autonomes (le Bitcoin). Les grands acteurs de la tech sont en train de remonter toute la chaine logistique dans la création et la distribution d’une telle monnaie.
  • En tout état de cause, si des acteurs privés rentrent dans ce domaine, il y aura la nécessité absolue de coordination pour que la fonction monétaire continue à s’exercer. Un monde exclusivement composé de monnaies privées ancrées sur le dollar ou l’euro a quand même besoin que quelqu’un s’occupe de la production primaire de dollars ou d’euros, et avec une certaine liquidité. (Il restera la question de la coordination internationale, qui oblige les banques centrales.)
  • Une monnaie numérique est un moyen de lutte contre l’argent illicite, puisqu’on peut tracer individuellement les flux acheteurs et vendeurs[1]. Il demeure néanmoins un souci de confidentialité et de protection de la vie privée (un moment orwellien si l’on sait où et à quelle minute vous êtes allé chez le boulanger !). Il y a quelques raisons de penser qu’un État démocratique, et sa banque centrale, sont en meilleure position pour donner cette sécurité que d’autres acteurs.
  • Et, plus technique, une MNBC permet de s’affranchir du ZLB, le zero lower bound, à savoir qu’il est impossible aujourd’hui de mener en zone négative les taux d’intérêt sur les créances auprès du secteur non financier sous peine d’un énorme arbitrage de la monnaie fiduciaire vers les billets de banque. Il suffira alors d’interdire les billets de grosse coupure et de faire que la monnaie numérique soit rémunérée, mais parfois à des taux négatifs. La politique monétaire retrouvera alors toute son efficacité[2].

Pour tous ces motifs, il y a aujourd’hui chez les banques centrales une volonté de prendre des initiatives. Par exemple, Benoît Cœuré, du directoire de la BCE, vient d’être nommé à la tête du pôle Moyens de paiement de la BRI, Banque des règlements internationaux, avec le mandat clair d’étudier toutes les pistes.

Mais il s’agit d’une volonté teinte d’ambivalence parce qu’une telle réforme bouleverse potentiellement le rôle des banques commerciales.  Ce seront probablement les banques privées (mais aussi d’autres intermédiaires financiers agréés) qui gèreront la distribution et l’administration des comptes en MNBC. Elles le font déjà aujourd’hui pour les billets : on ne va pas au guichet de la Banque de France pour recevoir des billets mais au DAB de l’agence bancaire du quartier. Demain, on n’ira pas davantage déposer directement ses avoirs en monnaie sur le bilan de la Banque de France.

Mais à l’inverse, pourquoi conserver un compte bancaire à vue (qui est déjà une monnaie électronique) s’il est possible de disposer d’un compte de MNBC, avec la même liquidité mais une sécurité beaucoup plus forte ? Est-ce la fin des comptes à vue ? Les banques vont-elles être sevrées de dépôts de leur clientèle ?

Il y a deux types de réponse à cela :

  • Les banques peuvent garder accès à un financement liquide, à condition de rémunérer ce financement. Cela pose un certain nombre de problèmes si jamais la MNBC est elle-même affectée d’une rémunération (condition pour élargir l’efficacité de la politique monétaire). Les banques devront toujours gérer leurs comptes à vue selon les variations du taux d’intérêt. Il est possible alors qu’on assiste à de violents mouvements dans la liquidité bancaire par le simple jeu de transfert immédiat entre comptes à vue et compte MNBC. Cela peut forcer les banques à abandonner les dépôts à vue et se limiter à des dépôts à terme.
  • Sevrées de dépôts ? Certains envisagent cela positivement, d’autres négativement. Les banques remplissent, à côté du financement, une fonction clé dans l’économie : fournir un service de liquidité aux agents qui ne sont prêts à placer leur épargne qu’à la condition de pouvoir en disposer à tout moment. L’autre institution qui assure ce service s’appelle les marchés financiers : vous achetez une action ou une obligation qui finance à long terme les agents emprunteurs, mais un marché secondaire liquide vous permet de disposer de la somme à tout moment, avec un certain coût selon le degré de liquidité du marché (d’où les deux sens du mot de liquidité).

Dans le second cas, les banques ne peuvent se financer qu’en allant sur les marchés financiers ou via des comptes à terme non négociables. Elles deviennent en quelque sorte des fonds d’investissement en crédits et titres de dette. La croissance de la liquidité dans l’économie serait assurée directement par la banque centrale qui accorderait directement des crédits aux banques (une dette à leur bilan, un avoir en MNBC à l’actif).

Les banques, dans cette hypothèse, ne seraient plus créatrices de monnaie, du moins de monnaie au sens M1. Pour accorder un crédit, elles devraient préalablement s’assurer de disposer de 100% des fonds, ce qu’on appelle le full banking, ou bien aller frapper à la porte de la banque centrale. La fonction de liquidité ne serait plus assurée que par les marchés financiers (et par la banque centrale lorsqu’elle vend sa monnaie aux banques).

La proposition n’est pas récente. Elle était défendue dans les années 30 auprès de Roosevelt par un groupe d’économistes, selon un plan dit de Chicago. Elle rencontre la forte réticence de certaines banques centrales, par exemple la Bundesbank, qui craignent l’ampleur du choc sur le modèle économique des banques, surtout en Europe, et a fortiori dans les pays émergents, où le très gros du financement des entreprises et la totalité du financement direct des ménages passent encore par elles.

Le dilemme pourtant semble clair. Être disruptées par de nouveaux acteurs du numérique ou l’être sous la gouverne de l’autorité monétaire, voici ce à quoi doivent réfléchir les stratèges des banques commerciales.

 

[1] Aujourd’hui, la BCE continue de faire croitre la masse monétaire sous forme de billets. Mais la part croissante de la demande vient avant tout des travailleurs migrants et, on le soupçonne, de l’économie parallèle.

[2] Il n’est nullement aberrant que des taux d’intérêt puissent être négatifs : il y a un service de liquidité qu’on doit payer d’une façon ou d’une autre, en surfacturant des services annexes (le carnet de chèque ou la tenue administrative du compte) ou bien directement par une décote sur le taux d’intérêt créditeur.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 10 juillet 2020.