On parle beaucoup de la dette des États. Mais les chiffres montrent une progression tout aussi rapide de l’endettement du secteur privé, tant entreprises que ménages. Au point d’en devenir un risque pour la stabilité financière, clairement identifié par le FMI dans sa dernière livraison du Global Financial Stability Report (oct. 17).

On en juge par ce premier graphique qui décrit la progression en dollars (ou plutôt en Tr$) de l’endettement brut au niveau mondial selon les trois catégories : États (en vert), entreprises non financières (en bleu) et ménages (en rouge). Au total, une évolution plus rapide que le PIB mondial aux prix courants (en noir).

 

De façon intéressante, ce n’est désormais plus seulement la dette souveraine, celle des États qui progresse le plus vite, les programmes de stabilisation budgétaire ayant été mis en place (à l’excès ?) dans la plupart des pays. On en juge par ce second graphique qui donne le ratio d’endettement brut rapporté au PIB et selon les mêmes catégories (toujours ligne verte pour les États).

 

La zone d’inquiétude est évidemment la Chine, pays auquel le FMI consacre une longue analyse. Il faut reconnaître que le vertige nous prend un peu à voir la trajectoire de la courbe bleue sur le graphique suivant :

 

 

La dette est-elle gênante en soi ?

Une question fait l’objet de beaucoup de débats : faut-il s’inquiéter de tels niveaux de dette ? Un argument souvent donné est qu’on ne regarde là que les dettes brutes, sans regarder les actifs financiers – actifs dotés en principe d’une certaine liquidité – qui figurent au bilan des agents économiques. En effet, un regard sur les dettes nettes de la trésorerie ou des actifs financiers disponibles (graphique suivant) envoie un message plus rassurant : une dégradation qui se poursuit pour les États, mais une situation à la fois créditrice et qui s’améliore pour les entreprises et les ménages.

 

 

Mais ici, on enfonce une sorte de porte ouverte. Si on consolide les bilans de l’ensemble des agents, on ne fait que mettre en évidence que la dette de l’un est la créance de l’autre. Il n’y a pas d’endettement net agrégé. La seule richesse de l’économie, c’est le capital productif (équipements, immobilier, immatériel), celui sur lequel sont assis l’ensemble des titres financiers, titres de dette comme titres de fonds propres.

On a quelque chose comme : A prête à B, qui prête à C, qui prête à D, qui prête à A.

C’est comptablement vrai, mais dangereux. La dette brute compte, il faut en être conscient. À la fois parce que les actifs financiers qui sécurisent la dette ne sont pas tous liquides, et en cas de crise financière, peuvent devenir d’un coup illiquides, de sorte que les agents n’évitent la faillite qu’en subissant de fortes pertes patrimoniales, conduisant à un repli violent de l’activité économique, exactement ce que nous avons connu en 2009 ; ensuite parce qu’il n’est pas vrai que tous les agents sont à la fois endettés et détenteurs d’un patrimoine financier. Il y a dans ce phénomène d’intégration croissante par la dette, dans cet entrelaçage financier, une montée du risque de crédit. Une faillite, il faut le rappeler, est un phénomène chaotique, non réglé par des contrats éprouvés, qui n’est pas qu’une simple redistribution de richesse entre investisseurs : elle détruit de la richesse économique.

Au final, un endettement brut croissant n’est rien d’autre qu’une situation d’agents économiques toujours plus « imbriqués » les uns avec les autres par des contrats de dette. En période de volatilité basse, cet entrecroisement a une vertu assurantielle, les faillites des uns étant épongées ou évitées grâce aux autres. Mais c’est précisément ce qui construit le risque systémique. On parle à cet égard du « paradoxe de la volatilité ». Parce qu’un réveil violent de la volatilité (une crise politique ? un choc subi par l’économie chinoise ?) accroit alors subitement la corrélation du risque entre les secteurs / agents économiques, et ce qui était mutualisation heureuse devient d’un coup accumulation dangereuse du risque, tous subissant le même choc adverse. Un endettement brut élevé élimine le rôle protecteur que revêt dans ces circonstances un cloisonnement étroit des bilans. C’est bien ce qui inquiète le FMI.