La réforme des 35 heures vue 25 ans après
Y aura-t-il un jour un bilan complet de cette importante réforme de la fin des années 90 en France ? Des montagnes de littérature lui ont été consacrées, avec des estimations très divergentes de son impact sur l’économie. La durée du travail est en effet une variable logée au plus profond du système économique, de sorte que les effets d’une modification de sa durée hebdomadaire légale sont d’une complexité inouïe.
Les techniques économétriques le plus récentes permettent toutefois de réexhumer ce débat. L’approche que prennent trois chercheurs en économie du travail, Andrea Garnero, Alessandro Tondini et Cyprien Batut, bien résumée dans cet article de Vox-EU, est novatrice. Ils utilisent ce qu’on appelle une expérience naturelle, à savoir que les différents secteurs d’activité ont été touchés de façon différente par la réforme (pour ce travail, ils regardent également ce qui a été fait dans d’autres pays d’Europe). Certains secteurs travaillaient déjà à moins de 39 heures, voire à moins de 35 heures. Par différence avec les secteurs ou les entreprises qui ont été touchés à plein, il est possible de capter l’effet spécifique de la réforme.
Deux séries de graphiques sont spécialement intéressants à cet égard.
Le graphique 1a indique une chose banale : la réforme a atteint son objectif de réduire la durée du travail, ce qui veut dire qu’en moyenne les entreprises n’ont pas réagi à l’obligation de réduction en augmentant les heures supplémentaires. On note sur le graphique qu’il y avait, avant même la réforme, une tendance à la baisse de la durée, c’est-à-dire par le jeu en quelque sorte naturel des interactions économiques (négociations de branche, gains de productivité passant en réduction d’horaires, etc.). La réforme a cependant amplifié fortement le mouvement.
Le graphique 1b indique que la hausse de l’emploi, qui était l’objectif politique principal de la réforme, n’a pas été atteint. Une baisse conjoncturelle de l’activité et donc de l’emploi ne peut être en cause dès lors, rappelons-nous, qu’on raisonne en différence entre secteurs plus ou moins touchés par la réforme. Il faut donc regarder ce qu’il en a été sur les salaires et la productivité (graphique 2).
Dans les secteurs impactés par la réforme, les salaires horaires ont monté (graphique 2a), ce qui résultait largement de l’obligation légale lors du vote de la loi. On sait que cela a entrainé par la suite un fort ajustement à la hausse du SMIC horaire, qui a joué de façon homogène sur l’ensemble des secteurs, quel qu’ait été l’ajustement d’horaire qu’ils ont opéré. De la même façon, la productivité, décrite par la valeur ajoutée unitaire, a fortement monté (graphique 2b). L’origine de cette hausse a pu être une intensification accrue du travail (réduction des pauses ou objectifs de production individuelle accrus) mais aussi peut-être une meilleure productivité intrinsèque due à un temps de loisir et donc de repos plus grand, ou au fait que la dernière heure travaillée est, par fatigue ou lassitude, la moins productive.
Donc, échec sur le front de l’emploi, une compensation salariale qui a joué, et un rattrapage sur la valeur ajoutée par tête (au bout de 5 ans) par gain de productivité.
Vox-Fi se permet d’ajouter trois remarques nécessairement plus sujettes à débat :
- En tout état de cause, le moment choisi pour la réforme était extrêmement inopportun. Elle advenait pile quand l’Allemagne « se réarmait » lourdement d’un point de vue économique suite au choc qu’avait été la réunification du pays ; elle venait aussi alors que se mettait en place l’euro, ce qui signifiait l’impossibilité de compenser les pertes de compétitivité par une dépréciation du change. Le choc a été très fortement ressenti sur la rentabilité des entreprises et a fortement affaibli l’économie française lors de la décennie 2000. L’Allemagne a fait le trou de façon durable.
- Les pays qui n’ont pas fait cette réforme « par en-haut » ont pourtant tout autant (sauf les États-Unis) vu une décroissance de la durée du travail, mais mieux lissée, plus naturellement absorbée par le système productif. Cela pointe la rigidité française des relations sociales : on attend davantage d’initiative de la puissance publique pour conduire les réformes plutôt que le jeu naturel de la négociation collective « par en-bas ». Il est même probable qu’un excès de « par en-haut » atrophie la capacité des acteurs de gérer les choses « par en-bas », ce qui à son tour fait qu’on en appelle à l’État.
- Le sophisme de la quantité fixe de travail est définitivement tué. Il s’agit de l’idée que le total des heures travaillées dans une économie est en quelque sorte comme une pizza de taille fixe qu’il s’agit de partager entre heureux qui ont du travail et malheureux qui n’en ont pas. Elle était pourtant dans la tête des politiques de l’époque. Avec un tel raisonnement, abaisser l’âge de départ à la retraite favoriserait l’emploi des jeunes (non, ce n’est pas vrai !), renvoyer les femmes au travail à la maison favoriserait l’emploi des hommes (idem !), renvoyer les immigrés chez eux favoriserait l’emploi des natifs (idem !), le Royaume-Uni post-Brexit étant une belle expérience naturelle dans ce dernier cas.