La RSE de l’entreprise
Fraude, illégalité, mensonge, ces mots se lisent à longueur de journaux. Aussi, les entreprises se sentent l’obligation de rappeler à tous leurs bons comportements en matière sociale et éthique. Ce comportement serait-il si peu naturel qu’il leur faille sans cesse s’en prévaloir ?
Spinoza propose une « solution RSE » avant l’âge, fondée sur les deux clauses d’unanimité et de réciprocité. D’une part « quand des hommes, déraisonnables par nature délibèrent, plus ils sont nombreux, plus le dénominateur commun est raisonnable. Si l’un s’oppose seul contre tous, il s’attire la réprobation unanime. Or nous essayons, par ambition de gloire, à éviter la honte publique. Nous suivons donc la raison, non pas parce qu’elle est raison, mais parce qu’elle est commune et à cause d’un motif passionnel (l’ambition de gloire) ». D’autre part, « chacun s’engage à ne pas faire à autrui ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse et à défendre le droit d’autrui comme le sien propre ».
Ces deux constats, fondateurs du pacte social conclu par les intervenants à la bonne marche d’une organisation, conduisent à trois comportements d’un individu et d’un groupe. Soit il mène des actions reconnues contraire au devoir, soit il agit conformément au devoir sans inclination naturelle, soit il mène des actions conformes au devoir avec une inclination immédiate. Ce que Kant prend soin de distinguer avec l’acte accompli par devoir de l’acte accompli en pure et simple conformité avec le devoir.
Le recours au sens moral du manager est donc une obligation par devoir davantage que par la loi. Ceci permet de baliser son comportement « éthique » ; baliser seulement ! En effet, le nœud gordien qui doit être tranché est celui qui lie (?) deux conceptions apparemment contradictoires de l’éthique : téléologique ou pragmatiste entendue au sens d’être orientée vers la satisfaction de désirs hédonistes, en l’espèce le profit, et déontologique qui considère le bien suprême comme un devoir (abstiens-toi de faire ce qui est susceptible de nuire à autrui). Le débat actuel en France, sur la répartition par tiers n’est donc pas nouveau. En effet, où se situe le bien suprême ? Au niveau de la nation, des actionnaires, de l’entreprise, de ses partenaires, de ses collaborateurs ? Autrement dit, cette discussion telle qu’avancée est conceptuellement viciée qui n’intègre pas le « bien »-être des collaborateurs, par exemple. Il est dommage (pour le moins) d’attendre un nombre insupportable de suicides en entreprise pour commencer à intégrer dans les esprits cet élément. Le devoir de (ne pas ?) faire ce qui est susceptible de nuire à autrui doit alors être envisagé avec une hiérarchisation : d’un côté, la nécessaire compétitivité d’une entreprise, garante de sa pérennité, de celle des emplois et donc du confort, même relatif, des collaborateurs ; de l’autre la vie (au sens premier) de nombre de salariés. Chacun, quelles que soient ses convictions, sent bien le sens de la réflexion. Pour dire les choses crûment, le balancier est allé trop loin vers le « pragmatisme », et il est temps de reconsidérer la déontologie kantienne !
Une morale (des valeurs d’une entreprise) fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires, car chacun a sa propre conception du bonheur. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur, alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre… Peut-on croire que les critères composant l’indice du « Bonheur National Brut » propre au Bhoutan pourront être repris en France ? On sent bien que les indicateurs de ce BNB doivent faire l’objet d’un débat public national. Et la commission Stiglitz, réunie par le Président de la République, qui a fait des propositions en ce sens, n’avait pas, en réalité, d’autre objectif que celui d’inciter à réfléchir. Si donc et malgré les difficultés pratiques, cette recherche du bonheur rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme
Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés peuvent se déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Ce point apparait dans l’affrontement quasi idéologique entre les déclinologues et les partisans d’une croissance réfléchie, débat au fond, encore théorique, vieille antienne dont le Hollandais Sicco Mansholt était le coryphée dans les années post soixante-huitardes
Pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales de Kant. Encore faut-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme et de l’entreprise « maximisateurs » rationnels – « the business of business is business », selon Friedman -, on voit mal comment un tel individu ou une telle entreprise pourrait défendre la priorité du juste sur le bien ! C’est pourquoi, même si Adam Smith affirmait déjà au dix-huitième siècle que la cupidité a également un côté positif car elle stimule les dépenses et donc l’économie, une nouvelle notion à l’époque, il ne défendait pas pour autant un capitalisme de laisser-faire et sans structures, car il était conscient que « la cupidité doit être encadrée pour éviter les excès ». Mais une éthique d’entreprise qui prescrit uniquement de ne pas transgresser les lois, de respecter la conformité, est extrêmement faible.
Aussi et inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique. Ce que l’académicien François Cheng, dans ses récentes méditations sur la beauté, exprime en opposant non pas le bien et le mal, idées millénaires et non abouties en raison des difficultés pratiques exposées plus haut de leur appréhension en entreprise, mais en plaçant en regard le mal et la beauté, cette beauté que Kant, Goethe, Kandinsky et d’autres présentent comme une valeur universelle. Si seulement la mondialisation pouvait faire prendre en chacun des éléments de cette beauté universelle !