La théorie et la pratique entretiennent des relations tumultueuses. C’est ainsi qu’Einstein blaguait :  « La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et qu’on ne sait pas pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : rien ne fonctionne et on ne sait pas pourquoi. »

Le conflit remonte à loin. Par exemple, voyons comment Plutarque racontait Archimède. Il commence son récit par le siège de Syracuse par les Romains et le moment fameux où les habitants de Syracuse appellent à l’aide Archimède, un citoyen de cette ville, pour qu’ils les munissent de ses si formidables machines. Archimède, esprit absolument génial, faisait, dit-on, de la mécanique par dilettantisme et considérait que son art résidait plutôt dans la réflexion et dans la démonstration de propriétés que dans leur application. Puis Plutarque fait une incidente sur l’histoire de la mécanique :

« Les premiers essais de cette mécanique si prisée et si vantée sont dus à Eudoxe et à Archytas, qui voulurent agrémenter joliment la géométrie et appuyer par des expériences sensibles et instrumentales des problèmes qu’il n’est pas facile de résoudre par une démonstration logique et géométrique. […] Mais Platon s’indigna et leur reprocha énergétiquement de perdre et de ruiner l’excellence de la géométrie, qui désertait avec eux les notions abstraites et intelligibles pour passer aux objets sensibles, et revenait à l’utilisation d’éléments matériels qui demandent un long et grossier travail manuel. La mécanique déchue fut ainsi séparée de la géométrie et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devint une branche de l’art militaire. »

Et Plutarque revient à la figure du savant :

« Archimède avait un esprit si élevé et si profond, et avait acquis un si riche trésor d’observations scientifiques que, sur les inventions qui lui ont valu le renom et la réputation d’une intelligence non pas humaine, mais divine, il ne voulut laisser aucun écrit. Il tenait la mécanique et en général tous les arts qui touchent aux besoins de la vie pour de vils métiers manuels et il consacrait son zèle aux seuls objets dont la beauté et l’excellence ne sont mêlées d’aucune nécessité matérielle. […] Auteur de belles et nombreuses découvertes, il pria, dit-on, ses amis et ses parents de placer sur sa tombe, après sa mort, une sphère inscrite dans un cylindre et d’y indiquer la proportion entre les volumes de ces deux solides. » [question au lecteur : répondre de tête à ce que demande Archimède !]

Je tire cette citation du génial bouquin d’Aldo Schiavone (« L’histoire brisée : la Rome antique et l’Occident moderne », Paris, Belin, 2003), qui traite de façon étourdissante et follement cultivée de l’histoire romaine et du pourquoi de la chute de l’empire romain. Il est probable d’après Schiavone que cette vision d’un Archimède pur platonicien à la mode d’Euclide ne soit pas forcément exacte et tienne davantage de la vision romaine de mépris général pour les arts serviles. La rédaction de Plutarque est crue : « un esprit si élevé et si profond », ceci pour justifier qu’il ne vaut pas la peine de considérer les arts manuels. Cela montre à quel point, dans une tradition platonicienne qui a traversé toute la culture antique, le recours à l’expérience était d’ordre mineur. Quelle rupture par rapport à l’expérience de la Renaissance européenne, avec Galilée ou Bacon, qui mettaient l’expérience et la confrontation avec la dure nature au premier plan de la démarche scientifique !

Pourtant, l’attitude platonicienne semble tout aussi déterminante pour l’histoire des sciences : c’est parce qu’on accepte l’hypothèse immense du pouvoir de l’abstraction, de cette capacité qui vient naturellement avec les maths, mais aussi avec d’autres discours de l’esprit humain, comme le droit, de créer des déductions et de bâtir des édifices logiques, qu’on peut disposer de la notion de « théorie » ou de « modèles » pour parler un langage plus moderne. Si à chaque pas d’une démonstration, il nous faut, avec une corde, revenir au calcul de la proportion entre le volume du cylindre et de la sphère inscrite, il est impossible de procéder à la construction intellectuelle du monde et donc à sa transformation. Il a fallu faire ce lourd apprentissage de l’idée pure, avec le sacrifice concomitant du recours à l’expérience, pour que la physique ait pu progresser, ceci certes après un long sommeil, tant il est certain que Bacon au final avait raison.

En incidente, d’une certaine façon, nous sommes tous platoniciens : le monde des idées nous suffirait : il y a un contentement intérieur, un sentiment de plénitude, parce que comprendre est aussi une domination de la nature et du monde. Nous sommes tous pourtant immergés dans nos métiers de tous les jours, parce qu’il est aussi enivrant de transformer le monde, même si on n’est pas certain de l’avoir bien compris. (D’un autre côté, le côté condescendant de Platon agace, avec l’insupportable et au final risible arrogance de sa maïeutique, prenant un peu pour des crétins ses interlocuteurs, quand il les fait arriver à sa propre conclusion en les tirant par le bout du nez.)

Schiavone poursuit :

« Si même le plus grand des inventeurs, fils authentique de l’ingéniosité et du machinisme hellénistique, pouvait être décrit comme ne tenant aucun compte de ses découvertes mécaniques et rivalisant avec le plus pur des philosophes, alors, vraiment, la connaissance n’avait d’autre but que la contemplation de la vérité et l’amélioration de soi : voir Plutarque. Entre connaissance et transformation de la nature, le passage était bloqué : même, un abîme se creusait. Et dans cette faille se concentre une caractéristique de l’Occident antique. […] Pour notre regard d’aujourd’hui, ce qui manquait était la découverte moderne du monde sensible comme « laboratoire » de grandeur et de mesures calculables avec exactitude, dans lequel l’intellect peut se repérer aisément s’il sait utiliser les bonnes clés ; des lois qui laissent interpréter par le langage de la mathématique, des principes qui mettent en lumière l’expérimentation et l’observation quantitative – une révolution qui n’annula pas le vieux dualisme entre « esprit » et « matière », mais qui en donna des versions toujours plus sophistiquées et problématiques, jusqu’à ce flottement d’incertitude sur la frontière qui les sépare, auquel nous sommes aujourd’hui en train de nous habituer. »

Il y a un certain vertige dans la dernière phrase, mais à nouveau cette obscurité des Anciens n’a sans doute pas été une voie sans issue. Il fallait au contraire – c’est toute la puissance de l’apport grec – laisser de côté le réel et le regard direct sur la nature, accepter de faire ce long contournement, de se laisser griser par le simple jeu de la logique de l’esprit, avant de pouvoir travailler à nouveau, dans une volonté dominatrice, le matériau brut qu’offre la nature, avide, comme pour tout être sexué, d’être fécondée ou de féconder.