La transition énergétique : technologie et ses contrecoups politiques
Vox-Fi reprend ici une intervention de trois responsables du FMI, dont Pierre-Olivier Gourinchas, son économiste en chef, sur le dilemme de toute politique énergétique : être efficace tout en ne provoquant pas des retours de manivelle de la part de la population, dont profitent et que stimulent les mouvements populistes. On notera la très timide critique du caractère protectionniste des mesures étatsuniennes au titre de la loi IRA.
Pour faciliter la lecture, les références bibliographiques ont été supprimés. Nous remercions le site VoxEU pour le droit de reproduction.
L’ambition de l’Accord de Paris est de limiter le réchauffement climatique à « bien en-dessous de 2°C ». Si des progrès ont été accomplis dans ce sens, on soutient ici que des mesures nettement plus importantes sont requises. Depuis 2015, de nouveaux défis sont apparus pour la politique climatique, notamment la montée du populisme, le rétrécissement de l’espace budgétaire, la hausse du niveau des prix et des taux d’intérêt ainsi que des préoccupations en matière de sécurité énergétique. Dans le même temps, la technologie a progressé plus rapidement que prévu, entraînant une réduction substantielle des coûts de l’énergie verte. Au total, le succès des politiques vertes dépend du résultat d’une véritable course, celle entre les progrès technologiques et ses contrecoups politiques. À cet égard, certains événements récents brossent un tableau sombre : le gouvernement britannique revient sur ses engagements antérieurs en matière de climat ; les États-Unis retardent et édulcorent la réglementation prévue en matière de pollution ; la Chine et l’Inde continuent de construire des centrales au charbon. Les efforts actuels sont donc loin d’être suffisants pour honorer l’Accord de Paris de 2015.
Et de nouveaux défis politiques sont venus s’ajouter aux existants. Ainsi, les effets distributifs de la politique climatique. Même une politique climatique bien conçue, avec un impact minimal sur l’activité globale, pourrait conduire à des réallocations significatives entre les secteurs d’activité. Cela suscite une résistance politique de la part des secteurs qui en seront victimes. La nature volontaire de l’accord de Paris est un autre défi existant. Elle suscite des inquiétudes quant à la perte de compétitivité due à la politique climatique si d’autres pays ne s’y conforment pas.
La crise du Covid a eu des fortes conséquences sur ces politiques. Les programmes gouvernementaux visant à soutenir les ménages et les secteurs touchés par la pandémie ont réduit considérablement la marge de manœuvre budgétaire pour le financement de la transition verte. Les taux d’intérêt plus élevés pénalisent davantage le financement dans les technologies propres que dans les technologies conventionnelles, car les technologies propres ont généralement un profil d’investissement plus chargé en début de période.
La crise ukrainienne est aussi un défi. Les inquiétudes concernant la sécurité énergétique sont montées en flèche. La course à la sécurité de l’approvisionnement énergétique s’est traduite par une augmentation des investissements dans les infrastructures de combustibles fossiles, en particulier le pétrole et le gaz naturel. Dans le même temps, la Russie a réorienté son approvisionnement en pétrole et en gaz naturel de l’Europe vers la Chine et l’Inde à un prix réduit, ce qui a augmenté la consommation de ces combustibles dans ces deux pays.
Un troisième groupe de défis découle de la montée du populisme. Celui-ci a tendance à contester les politiques climatiques en affirmant que celles-ci sont un projet des « élites », s’opposant à la volonté du « peuple », à l’instar de ce qui s’est passé pour les politiques de santé lors du Covid. En raison de sa visibilité, la tarification du carbone – l’outil économique le plus efficace pour réduire les émissions – est devenue une cible privilégiée et une source de mécontentement. Les manifestations des gilets jaunes en France ont empêché une augmentation des taxes sur l’essence en 2018, et les récentes manifestations en Europe dans les secteurs de l’agriculture et des transports ciblent le « Green Deal« . En raison de la montée de ces pressions, les gouvernements ont eu tendance à en rester à la politique climatique traditionnelle plutôt que de la faire progresser. Aux États-Unis, la loi sur la réduction de l’inflation (IRA) a obtenu le soutien du Congrès américain en partie grâce à des mesures potentiellement protectionnistes, telles que des exigences en matière de contenu local qui pourraient contrevenir aux règles de l’OMC. Cela réduit les possibilités pour les partenaires commerciaux de bénéficier de la poussée des investissements verts américains. L’IRA génère également des dépenses estimées à 391 Md$, quand la tarification du carbone aurait généré des recettes.
En sens inverse, la politique climatique a été soutenue par des avancées technologiques beaucoup plus rapides que prévu. On a pu observer une baisse rapide des prix des énergies à faible teneur en carbone. En conséquence, la part des investissements alloués aux technologies bas-carbone a dépassé celle des technologies lourdes en carbone (figure 1). Ce processus s’auto-renforce grâce à deux mécanismes. Le premier est l’apprentissage par la pratique. Ce phénomène est particulièrement frappant dans le cas des panneaux solaires : on estime que chaque doublement de la capacité de production dans ce domaine réduit les prix de 22,5 %. Cette rapidité a même surpris les experts. Jusqu’à récemment, les rapports World Energy Outlook de l’Agence internationale de l’énergie prévoyaient une production d’énergie solaire bien inférieure à ce qui s’est finalement concrétisé.
Figure 1. Investissements mondiaux dans le secteur de l’énergie, 2010-23 (Md$)
Sources : Agence internationale de l’énergie ; calculs des services du FMI. Note : Faible teneur en carbone = énergies renouvelables, nucléaire, combustibles fossiles avec piégeage et stockage du carbone, et efficacité énergétique ; Neutre = réseaux électriques et stockage ; Forte teneur en carbone = production de combustibles fossiles et production de carburants ; les chiffres de 2023 sont des estimations de l’AIE datant de mai 2023.
Le deuxième mécanisme d’auto-renforcement tient aux externalités de réseau. Jusqu’à il y a quelques années, la recherche appliquée, les chaînes d’approvisionnement et le capital humain étaient totalement enfermés dans la logique des combustibles fossiles. Par exemple, le ravitaillement en carburant d’une voiture conventionnelle est extrêmement pratique grâce à un réseau dense de stations-service. Aujourd’hui, les véhicules électriques et la production d’énergie renouvelable ont atteint des parts de marché significatives et continuent de croître fortement à l’échelle mondiale (figure 2). À mesure que les infrastructures bas-carbone se développent, les technologies compatibles s’imposent. D’ores et déjà, ces technologies sont très présentes dans le pétrole et le gaz naturel et les attentes du marché évoluent. Fait révélateur, même la crise énergétique de 2022 n’a pas entraîné d’augmentation des investissements dans les centrales électriques à base de combustibles fossiles. Pour les constructeurs automobiles, par exemple, il est plus rentable d’investir tous les fonds de R&D dans une seule technologie afin de rester à la frontière technologique. Une fois qu’un seuil critique est atteint, un nouvel équilibre autonome des véhicules électriques peut émerger.
Figure 2. Ventes mondiales de véhicules électriques (EV) et sources de production d’électricité
Comment les décideurs politiques doivent-ils gérer cette course entre le progrès technologique et ses réactions politiques ? Tout d’abord, en favorisant le développement des technologies bas-carbone. Ceci pourrait passer par la restriction des ventes de produits très polluants, la taxation ou l’abandon progressif des technologies polluantes. Le gouvernement a également un rôle important à jouer dans l’orientation de la recherche fondamentale vers des technologies – telles que l’hydrogène vert et les technologies à émissions négatives – encore coûteuses actuellement mais qui seront nécessaires à grande échelle d’ici le milieu du siècle. En outre, la diffusion des technologies vers les pays émergents doit être activement soutenue. Les politiques climatiques sont essentielles à cet égard, tant pour les pays innovateurs que pour les bénéficiaires des transferts de technologie, ainsi que la réduction des barrières commerciales.
En second lieu, les politiques climatiques doivent être conçues de manière à garantir une répartition équitable des charges au sein des pays et entre eux, afin d’éviter de nouveaux retours de bâton politiques. Les enquêtes montrent que le soutien aux politiques climatiques augmente lorsqu’elles sont efficaces, que l’équité sociale est garantie et qu’il y a une bonne communication à la clé. La politique climatique doit également être conçue de manière à soutenir la coopération internationale. L’IRA est un exemple significatif. Le paquet de mesures qui seront mises en œuvre n’est pas coopératif. Cela ne devrait pas être imité. Mais l’IRA devrait accélérer le déploiement de technologies bas-carbone aux États-Unis et stimuler l’innovation dans ce domaine, ce dont profiteront les autres pays. On espère que les retombées seront suffisantes pour éviter des représailles protectionnistes néfastes de la part d’autres pays. Mais il est possible de concevoir des politiques climatiques qui soient en pleine cohérence avec le système commercial international, et cela serait encore plus bénéfique.
Cet article a été publié sur VoxEu le 4 avril 2024 en anglais.