La transparence sur les prix aide-t-elle la concurrence ?
Que penser de ces panneaux qu’on voit sur autoroute indiquant le prix de l’essence chez les pompistes, Shell, Total, etc., pour les kilomètres à venir ? On est frappés par l’extrême proximité, parfois même égalité, des prix affichés. Ce prix commun est-il l’indice d’une concurrence plus forte, qui fait converger vers le plus bas ? ou au contraire le signe d’une collusion, avec un prix élevé ? Les opérateurs pompistes auraient-ils par ce mécanisme connaissance immédiate des prix des concurrents, et donc une sécurité dans ce jeu stratégique – appelé dilemme du prisonnier – consistant à oser le premier un prix élevé sachant que les concurrents anticipent la rétorsion qui peut s’abattre sur eux s’ils y dérogent ?
C’est plutôt le cas, indiquent les quelques études qui ont pu être conduites sur le marché de l’essence : la transparence aide le consommateur à aller vers le prix le plus bas, mais elle réduit les coûts de coordination entre les producteurs. Et c’est ce second effet qui l’emporte. Voir par exemple ce papier de Fernando Luco (2017), “Who benefits from information disclosure? The case of retail gasoline”. On regarde autrement ces panneaux autoroutiers au sortir d’une telle lecture.
Il n’en va pas ainsi sur tous les marchés, heureusement. Vox-Fi jette un œil cette semaine sur les supermarchés alimentaires. Il semble que la transparence sur les prix en réduise sensiblement le niveau.
Ce jugement est porté par un article très stimulant tiré d’une « expérience naturelle » assez rare, à savoir la mesure qu’Israël a fait rentrer en 2005 dans sa législation, obligeant les chaines de supermarché à afficher sur internet le catalogue de tous leurs prix, une brèche permettant aux sites comparateurs de prix de s’en donner à cœur joie. Voir « The effects of mandatory disclosure of supermarket prices » par Itai Ater et Oren Rigbi, 2018.
Avant de donner les deux graphiques, un mot d’explication. Il n’est jamais facile de mesurer ce qu’implique une telle législation, puisqu’avant sa mise en œuvre, c’est l’opacité qui prévaut, rendant impossible la comparaison entre l’avant et l’après. Par chance, les deux auteurs israéliens de l’article ont pu mesurer les prix des articles dans l’échantillon dit « de traitement » pendant l’année où la loi a été annoncée sans être encore appliquée. De plus, ils disposaient de l’historique des mêmes prix dans les ventes par internet et dans les petits commerces de quartier, non couverts par la loi. Enfin, ils disposent des prix des articles figurant dans l’indice officiel des prix de détail, qui sont connus et parfaitement scrutés en Israël (avec surprise pour un Français : en savoir la liste précise, c’est l’ouverture à manipulation. L’INSEE fait les choses plus proprement). En clair, on dispose de deux échantillons « de contrôle » pour juger de l’impact de la mesure.
Première conclusion, la dispersion des prix entre les magasins a décru très fortement : il y a bien convergence vers le prix unique. L’indice « de traitement » (en orange) voit la dispersion de prix passer d’un nombre de 20 (i.e. 20 prix en moyenne pour chaque article) à 5. Cela rejoint la dispersion que connaissent les produits figurant dans l’indice des prix (ICC) et presque celle qu’on voit pour le e-commerce.
Graphique 1 : Dispersion de l’indice des prix de l’échantillon sous traitement par rapport aux deux échantillons de contrôle
On pourrait dire : oui, mais la convergence vers un prix unique n’est pas garantie de baisse des prix, à en juger par le cas de l’essence sur autoroute. Le second graphique rassure. Il montre que les prix « sous traitement » (en orange) ont baissé de 2%, c’est-à-dire 4 à 5% de moins que l’évolution des prix « de contrôle ».
Graphique 2 : Évolution de l’indice des prix de l’échantillon sous traitement par rapport à l’indice des prix du e-commerce
Un point intéressant concerne les magasins faisant partie d’une même chaîne. Il est de tradition dans le commerce que les magasins des quartiers riches facturent des prix plus élevés que ceux des quartiers pauvres, un comportement qui vise à réduire le surplus du consommateur[1] et à optimiser le profit. (Pour être précis, les prix sont plus élevés que ce à quoi oblige un coût plus élevé du foncier, ce qui est le cas dans les quartiers riches). Il y a en quelque sorte redistribution, par pur accident, du consommateur riche vers le pauvre, un peu comme le faisaient les médecins dans leur tarification, volontairement chez eux, avant la Sécurité sociale.
Les auteurs de l’étude, contactés par Vox-Fi, montrent que la dispersion se réduit très fortement au sein d’une même chaîne de magasins. Des considérations de prudence semblent rentrer en jeu : les dirigeants des chaînes ont pris conscience qu’une fois la transparence en place, les consommateurs et les médias pourraient facilement pointer du doigt les « discriminations » tarifaires, un mot fort puisqu’il recouvre en réalité une certaine justice redistributive.
Enfin, à noter que la dispersion tarifaire est bien moindre dans le e-commerce. Ceci est lié à une caractéristique importante de ce canal de distribution : changer les prix n’est que l’import d’un fichier informatique, alors que c’est une véritable corvée pour les magasins en physique. Cette facilité permet au e-commerce d’être beaucoup plus réactifs dans ses tarifs, mais a son revers : le consommateur fait plus aisément la comparaison. On comprend pourquoi dès que le e-commerce en a la possibilité quand le produit est complexe, il maquille au maximum ses prix en multipliant les options, horaires, etc. Qui comprend aujourd’hui les prix affichés la SNCF ou les compagnies aériennes ? Il s’agit ici encore de grappiller son surplus au consommateur.
Reste à régler une question plus difficile : pourquoi la transparence stimule-t-elle la concurrence sur certains marchés et pas sur d’autres, comme le montre la comparaison entre la distribution alimentaire et le marché de l’essence ? Le faible nombre d’acteurs dans le second cas, qui permet une coordination plus facile ? La plus forte ou moindre sensibilité au prix chez le consommateur ? Qu’en est-il sur les marchés financiers ou du crédit ? se demande le directeur financier. À creuser.
En tout cas, voici peut-être une bonne mesure de politique économique pour tout gouvernement qui voudrait accroître le pouvoir d’achat de la population dans ses dépenses alimentaires.
[1] Le surplus du consommateur s’explique simplement. Si j’achète 30€ un abonnement internet multiple-play alors que j’aurais été prêt à payer 35€, je « gagne » en quelque sorte 5€ sur l’achat, et l’opérateur perd ces mêmes 5€.
Cet article a été publié sur Vox-Fi le 24 janvier 2018.