La très vaine course à la baisse de l’impôt sur les sociétés
Le mouvement semble irréversible : tous les pays de l’OCDE, les Etats-Unis dernièrement, baissent les uns après les autres le taux de l’IS. La course vers le bas semble ne jamais finir. Question : à qui cela profite-t-il ? À l’actionnaire, répond-on spontanément : l’argent que ne prend pas l’État reste dans l’entreprise ou part en dividende. Dans les deux cas, il s’enrichit.
La plupart du temps, cette réponse est fausse. Comme toujours en fiscalité, celui qui voit le taux de son impôt baisser n’est pas forcément celui qui en profite. Si, par exemple, la concurrence est vive sur un marché, les entreprises du secteur seront forcées de rétrocéder le gain en aval chez leurs clients ou bien en hausse de salaire. C’est bien ce qu’on a observé parfois en France lors de la mise en place du CICE. Seules les entreprises en forte position de marché pouvaient garder le gain pour elles.
En réalité, l’IS est un impôt neutre (pas tout à fait, on y vient), au sens où il n’affecte pas le rendement du capital. Voici un exemple pour le montrer. Une personne propose l’arrangement suivant aux actionnaires d’une entreprise : elle s’engage à prendre en charge 35 % des dépenses pour recevoir en échange 35 % des revenus futurs. À l’heureuse stupeur des actionnaires, elle refuse tout droit de vote et promet de ne jamais s’impliquer dans la gestion de l’affaire pourvu qu’on ne lui cache pas les revenus et qu’on ne gonfle pas les dépenses.
En quoi la valeur des droits à profit des actionnaires est-elle changée ? En rien. De deux choses l’une : la personne, assumant 35 % des charges, permet à l’entreprise d’être plus grosse ; ou bien, à taille identique, permet aux actionnaires de réduire leur engagement. Si les fonds à avancer par les actionnaires avant arrangement sont de 100 et le revenu d’exploitation de 10, le taux de rendement du capital est de 10 %. Après arrangement, ils seront de 65 et le revenu de 6,5. Le rendement reste à 10 %. Si maintenant la personne ne veut plus financer qu’à 25 %, le rendement reste de 10 % et le dilemme est l’inverse du précédent : réduire l’entreprise ou se substituer à la personne pour les fonds qui vont manquer.
Voici une personne bien sympathique, direz-vous. Eh bien, cette personne, c’est l’Etat. Dit en jargon financier, l’IS est non dilutif. Pas complètement en réalité, pour deux raisons : le financement par emprunt est favorisé puisque les charges d’intérêt sont déductibles. Cette subvention à la dette va de la poche de l’État à celle des actionnaires. En sens inverse, le profil de trésorerie de l’impôt et celui des dépenses de l’entreprise diffèrent : par exemple, on ne déduit que l’amortissement et non l’investissement lui-même. La pleine neutralité ne vaudrait que si l’IS portait sur le flux net de trésorerie d’exploitation et non le profit comptable. Mais on en est proche.
L’histoire en donne une preuve : pendant les Trente glorieuses, les taux d’IS atteignaient des niveaux qui paraissent stupéfiants aujourd’hui : 50 % dans la plupart des pays, et même 60 % en Allemagne. Cela n’a pas empêché les économies de croître, et de belle façon, y compris au profit des actionnaires.
Qu’en est-il en cas d’ouverture du pays à l’international ? Ici, les taux d’IS ne sont pas les mêmes, par exemple 12,5 % en Irlande mais 35 % en France. L’entreprise française est-elle pénalisée ? Oh surprise, ce ne serait pas le cas si les profits restaient parfaitement cantonnés : les entreprises irlandaises auraient un « actionnaire » minoritaire qui les appuierait à 12,5 % ; les françaises un peu plus, à 35 %. Hélas, il n’en va pas ainsi. Par divers moyens, les entreprises, surtout les groupes internationaux, se hâtent d’imputer leurs charges en France et leurs revenus en Irlande. Et il est diablement difficile de l’empêcher. Baisser l’IS devient une stratégie de compétitivité et de préservation de la matière fiscale. Le jeu est évidemment dynamique : dès que les taux d’impôt se retrouvent à un même niveau, l’avantage de l’initiateur de la baisse disparait, et l’impôt retrouve la (quasi-)neutralité décrite plus haut. Nous voici dans le conte de Lewis Carroll où, telle la Reine rouge dans sa course continue pour rester à la même place, c’est sans fin qu’il faut baisser l’impôt pour se retrouver dans la même position concurrentielle. Entre temps, l’Etat perd un impôt facile à lever et contracyclique. Cela l’oblige à couper dans les services publics, ou à reporter l’impôt sur d’autres assiettes, ce qui pénalise davantage l’économie qu’avec cet impôt à peu près neutre qu’est l’IS.
Cet article a été initialement publié dans l’AGEFI Hebdo (numéro du 24 au 30 janvier 2019). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.