La valeur de l’entreprise et l’investissement
On tente d’éclaircir le lien entre la vision microéconomique de l’entreprise et la pratique de son évaluation.
La différence d’approche est simple : en microéconomie, dans sa version néoclassique standard, on raisonne en termes d’optimisation. Quelles conséquences a la maximisation de la valeur de l’entreprise par des agents rationnels sur les comportements d’embauche, de prix, d’investissement, etc. ? L’évaluateur est plus pragmatique. Il se demande simplement, sachant l’environnement concurrentiel de l’entreprise, quelle est sa valeur présente, sans s’interroger à ce stade s’il y a moyen de faire croître cette valeur. Son rôle est parfois de guider, mais il est avant tout dans une logique transactionnelle : que vaut tel actif pour une mise en bourse, une cession, le rachat de minoritaires, etc.
Mais les deux approches sont d’accord sur ce qu’est la valeur de l’entreprise à un instant t.
Cette valeur est la somme actualisée des flux de trésorerie futurs, soit Ft, flux définis comme le revenu que l’exploitation permet d’obtenir après avoir assumé les charges fiscales et d’investissement – en capital immobilisé et circulant (BFR). Le taux d’actualisation retenu est le coût du capital, défini comme le rendement attendu par les investisseurs pour leur mise de fonds dans le projet de l’entreprise. C’est la méthode d’évaluation dite DCF, pour discounted cash-flows.
Formellement, en voici la définition, où REX ou EBIT est le résultat opérationnel après amortissement et IN est l’investissement net, après un amortissement censé représenter l’usure ou l’obsolescence du capital[1].

C’est cette quantité V0 que le microéconomiste cherche à maximiser, sous la contrainte naturelle des possibilités techniques de production.
Mais il donne souvent un autre critère. Le dirigeant de l’entreprise pourrait se contenter de maximiser à chaque période le « profit », défini comme le résultat d’exploitation (comme précédemment après les diverses charges d’exploitation) moins le coût d’utilisation du capital. Ou encore :
(b) Max Profit = REXt – r Kt, ceci pour chaque période future.
En clair, il n’a pas à faire une maximisation intertemporelle. Bien gérer période par période le profit ainsi défini suffit tout à fait.
En réalité, ce profit est un surprofit, à savoir le résultat d’exploitation de l’entreprise après qu’elle a rémunéré le capital à son coût. D’où l’intuition qu’on dit la même chose que précédemment : la valeur de l’entreprise, ce sont bien les ressources en capital dont elle dispose aujourd’hui, auxquelles s’ajoutent les surprofits accumulés période après période, car ces surprofits sont la véritable création de valeur.
On montre formellement que les deux critères sont équivalents en réécrivant l’équation (a) sous cette forme (voir encadré pour détail) :

Notons ici qu’on pourrait, et les manuels de microéconomie le font, raisonner « en brut » : le flux net de trésorerie est alors l’excédent brut d’exploitation ou EBITDA, moins l’investissement brut. C’est équivalent pour la définition (a) de la valeur de l’entreprise. Mais cela oblige, pour la définition (c) ci-dessus, d’inclure dans la rémunération attendue du capital le coût de l’amortissement, c’est-à-dire de l’usure du capital. Cette rémunération attendue est appelée le coût d’usage du capital, à savoir u = r + δ, où δ est le taux d’amortissement période par période[2].
En microéconomie, on ajoute que si l’entreprise est dans une situation de concurrence forte et qu’elle est à rendements constants, le surprofit tend vers zéro sous l’effet des forces concurrentielles s’exerçant sur les prix et sur les coûts, dont le coût du capital. Autrement dit, l’entreprise ne peut espérer valoir plus que le capital qu’elle a déjà en mains (attention, un capital à son coût de remplacement et non à son coût historique dans les comptes).
Créer de la valeur, c’est obtenir un rendement du capital immobilisé supérieur à son coût de financement, c’est-à-dire grâce à un élément de « rente » tel qu’une position de monopole, d’un facteur rare dont elle est la seule à disposer et dont l’effet est d’introduire des rendements décroissants, d’une innovation protégée pendant un temps, etc.
Ce surprofit ou rente est appelé aussi economic value added ou EVA dans le jargon des évaluateurs. La valeur de l’entreprise est donc sa dotation initiale en capital et la suite des EVA que le dirigeant obtient période par période et qu’il doit optimiser.
Une théorie de l’investissement naïve
Peut-on se contenter du critère de l’EVA pour gérer financièrement une entreprise ? Ce serait bien commode, mais la réponse est non. Pour cela, il faut regarder ce qu’implique l’équivalence ci-dessus du point de vue de l’investissement.
Ce que dit l’équation (c), c’est que le dirigeant a intérêt à investir tant que le surprofit est positif, ou, dit autrement, tant que : REX > r K (en oubliant l’indice temporel).
Ou encore, en divisant chacun des termes de l’équation (c) par K0 :

Le ratio V0/K0 est encore appelé le q de Tobin ou encore le Price-to-Book, avec comme précautions pour cette dernière dénomination qu’il s’agit d’un ratio sur l’actif économique et non sur la valeur des capitaux propres, et que le capital doit être mesuré aux prix de renouvellement de l’équipement et non aux coûts enregistrés en comptabilité.
Ainsi, la règle est simple : s’il apparaît que q > 1, il faut investir pour revenir au point où le surprofit redevient nul et la valeur maximale. Sinon, il faut au contraire désinvestir[3].
Cette vision de l’investissement est sommaire. C’est un peu comme si un restaurateur pouvait, le vendredi, acquérir une salle très grande pour accueillir la nombreuse clientèle du week-end, salle qu’il revendrait pour une salle plus petite le dimanche soir pour accommoder sa clientèle de la semaine.
La microéconomie perfectionne sa description du comportement d’investissement en introduisant des coûts d’installation ou de démantèlement des équipements nouveaux ou anciens.
Si on introduit ces coûts de transaction, on montre : 1/ que le critère de maximisation du profit période par période n’est plus valable ; pareillement pour le critère de l’EVA. La gestion regarde nécessairement le futur et oblige à une maximisation intertemporelle, 2/ que le critère du q de Tobin n’est pas applicable et 3/ qu’il faut à défaut retenir comme critère le q marginal de Tobin, c’est-à-dire comparer projet nouveau par projet nouveau avec comme règle de décision de veiller à ce que la valeur actualisée soit supérieure au coût d’investissement. Malheureusement, c’est une information que ne possède pas l’évaluateur et parfois même l’entreprise.
La microéconomie comme l’évaluation d’entreprise tentent d’aller plus avant dans la mesure de la valeur d’une entreprise. En particulier, on remet en cause que l’optimisation pour le seul actionnaire soit un critère suffisant. Il faut prendre en compte les interactions entre les différentes parties prenantes (salariés, partenaires commerciaux, créanciers…) dans l’établissement de la valeur ; il faut aussi mesurer les externalités, positives ou négatives, mal ou pas mesurées par le système courant des prix et des coûts.
Conclusion
Ce Focus Finance est très rassurant. Il montre que la pratique de l’évaluation est totalement en accord, bien qu’avec un langage différent, avec la théorie microéconomique la plus commune. Il faut nécessairement une approche dynamique et intertemporelle, associée donc à un plan d’affaires, pour l’analyse de projet, pour l’évaluation d’entreprise et, au final, pour une bonne gestion de l’entreprise. On s’en serait douté, mais il est bon de le démontrer.

[1] Par convention, les stocks et les flux sont en fin de période. Par exemple, I1 désigne le flux d’investissement au terme de la première période, c’est-à-dire partant de la date t=0 à la date t=1. Par commodité, on néglige l’impôt et on considère que le capital circulant fait partie du capital, et son flux (la variation du BFR) fait partie de l’investissement.
[2] Qu’on pense à une entreprise qui loue ses biens d’équipement ou son immobilier : son loyer est la somme du coût de l’argent, compte tenu du risque lié à la location, plus l’usure du bien, soit r + δ.
[3] Il faut pour cela des rendements décroissants. Avec des rendements croissants, la valeur de l’entreprise est atteinte lorsque la demande pour les produits de l’entreprise est saturée.
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