L’affaire Wikileaks indique au moins deux choses : d’abord que les diplomates américains disent dans un anglais excellent des choses plutôt intelligentes ; ensuite, qu’il est désormais imprudent de se confier à ces mêmes diplomates, et peut-être à tout diplomate. La transparence, portée aux nues comme principe ultime, aboutit à son contraire : par peur de la voir sur la place publique, la bonne information sera tue. C’est le jeu diplomatique – échanger latéralement des messages avec sa contrepartie – qui devient sans objet, un peu comme si on demandait désormais à tout joueur d’échecs d’annoncer à l’avance ses trois prochains coups.

Cette remarque permet de faire un retour sur le bon fonctionnement des entreprises. On se contente trop souvent d’écrire l’équation : bonne gouvernance = transparence. Une entreprise transparente fournirait une information plus riche et de meilleure qualité aux actionnaires et, au delà, aux créanciers, salariés, fournisseurs et clients. Elle permettrait ainsi à l’entreprise un meilleur accès aux sources de capital, dette ou fonds propres. De la même façon, fournisseur et client accepteraient plus facilement des termes de paiement moins favorables d’une entreprise transparente; le salarié serait plus enclin à la rejoindre…, autant de facteurs qui valorisent l’entreprise et donc bénéficient à l’actionnaire. De même, selon un argument que clament volontiers les supporteurs de Wikileaks, la transparence exercerait un effet de bonne discipline : une gestion contrôlée par des tiers est une meilleure gestion, une information contrôlée ou sous la menace d’un contrôle devient pareillement de meilleure qualité. Enfin, si les entreprises diffusent collectivement une meilleure information, c’est l’ensemble du système économique qui profiterait d’une réduction de l’incertitude sur l’environnement. On verrait ici la nature de bien public de la transparence, qui explique que les améliorations en ce domaine viennent en général de la réglementation et non du jeu spontané des contrats privés.

C’est bien sûr vrai ! Personne, surtout à la DFCG, ne voudrait revenir en arrière et à faire l’éloge de l’opacité pour gouverner les relations entre l’entreprise, son management et ses bailleurs de fond. Tout le monde fait sienne cette parole de Louis Brandeis, ce juge de la Cour suprême américaine d’avant-guerre : « la lumière du soleil est le meilleur des désinfectants. »

Mais il faut mesurer le caractère stratégique, à double face, de toute information. L’entreprise qui informe bien sur ses marges rassure sur sa solvabilité ; mais elle révèle au passage ses coûts de production. En matière de risques opérationnels (qu’on pense à un risque environnemental !), l’information est vitale pour un management ou un actionnaire de contrôle ; elle est forcément plus complexe à manier, requiert élaboration et prend même un tour politique lorsqu’elle doit être diffusée à un public plus large.

En fait, le monde des affaires nécessite tout à la fois de la transparence et de l’opacité. La transparence va de soi quand l’entreprise cherche à faire connaître ses produits et son catalogue de prix, à preuve qu’elle paie pour sa publicité. A l’autre extrême, elle cherche à cacher le plus possible ses savoir-faire, l’organisation de sa production ou le nom de ses clients. La transparence, qui est un des attributs de la bonne gouvernance, n’est pas bonne systématiquement. Cette ambivalence n’est pas toujours bien perçue dans le débat public.

Le mobile d’un projet d’entreprise est bien souvent l’opportunité d’exploiter un atout technique ou une anomalie tarifaire. Un monde immédiatement et pleinement informé permet certes, nous dit la théorie financière, d’obtenir plus rapidement des prix d’équilibre et donc une allocation efficace des ressources. Mais il inhibe les projets d’entreprise qui précisément se glissent dans les interstices. On retrouve là la problématique du marché efficient, modèle mouvant, constamment approché mais jamais réalisé, du fonctionnement des marchés financiers. L’économiste Vickrey doit son prix Nobel au fait d’avoir démontré que les entreprises soumises à une complète transparence dans les appels d’offre (enchères à enveloppes ouvertes) répugnent dans certains cas à révéler leur vrai prix et se retirent du marché. Les risques pris par l’entreprise sont le propre du risque d’entreprendre. Les rendre publics ne les fait pas forcément diminuer ou n’aide pas à leur prévention. Il y a toujours dans la relation entre actionnaires et entreprise, un acte de confiance au management ou aux actionnaires dominants pour qu’ils gèrent au mieux les intérêts qu’on y met. Il ne faudrait pas que la seule façon de ne pas faire subir aux autres le risque d’entreprise soit de ne pas créer d’entreprise. Si la transparence doit rendre le flacon transparent, il ne faut pas qu’elle le vide.

La remarque vaut d’autant plus à l’ère de l’iPhone et du web. Les moyens techniques existent désormais pour mettre immédiatement sur YouTube tel déroulé houleux d’assemblée générale ou de comité d’entreprise. Le salarié justicier peut être pris dans une extase de whistle blowing (cette pratique encouragée par le droit américain protégeant le salarié qui met à jour les pratiques délictueuses de son employeur) et mettre dans le domaine public des pans entiers de l’activité d’une entreprise. Ce siècle nous fait rentrer, dit-on, dans une économie d’information. Il conviendra précisément, faute à voir les entreprises se refermer comme des huîtres, de trouver les moyens légaux, déontologiques et techniques de préserver les zones d’information privée.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 20 décembre 2010.