Les drames qui endeuillent les entreprises françaises depuis plusieurs mois interpellent tous les managers. Ces derniers ont longtemps cru que ces ultimes manifestations de la souffrance au travail n’étaient observées que dans les grands groupes japonais (le karoshi) ou anglo-saxons. L’actualité démontre qu’en ce domaine – comme dans bien d’autres -, il n’existe pas d’exception française.
Les psychologues et les sociologues multiplient les diagnostics des causes et des effets d’un phénomène qui surprend par sa récurrence et par sa diversité. Son origine résiderait notamment dans une perte de repères chez certains acteurs en situation de travail. Une mutation géographique non désirée et/ou de nouvelles cadences de travail non maîtrisées peuvent venir bouleverser le cadre spatio-temporel des réflexions et des comportements des acteurs de l’entreprise. Les managers (notamment financiers) assimilent souvent « le temps à l’argent », selon la célèbre formule de Benjamin Franklin, tandis que les psychanalystes, à la suite de Freud, associent « l’argent à la vie et le temps à la mort ». Jaques, qui fut un des pionniers de l’application de la psychanalyse à la vie en entreprise, attribuait l’angoisse du manager à l’écoulement incontrôlable du temps et aux limites insondables de l’espace, à la difficulté croissante de passer de l’intemporalité de l’inconscient à la temporalité de la conscience, du « rêve » entretenu par les leaders à la dure « réalité » vécue par les managers.
Le célèbre institut anglais Tavistock a ainsi défini le management de l’entreprise comme la « construction d’un système engagé dans un processus complexe de changement, alternant promesses et déceptions ». Afin d’assurer sa pérennité, le système doit exiger de ses acteurs un passage de plus en plus difficile du “ principe de plaisir ” au “ principe de réalité ”. Lorsque le changement est perçu comme trop brutal, les conflits intra-psychiques engendrés par ce passage peuvent, chez certains salariés, susciter une  perte de « re-connaissance » (« l’incapacité à se reconnaître », selon Green), entraîner un brouillage du sens de l’action collective, et engendrer des dérives comportementales irréversibles. Le « temps sensible » du vécu  d’expériences passées, peut ainsi resurgir par transfert dans le présent et conditionner le futur. “ L’ombre des passés des acteurs plane ainsi sur l’avenir de l’organisation ”, selon l’expression de Bion.
Cette lecture psychanalytique sommaire de la dure réalité de l’entreprise est riche d’enseignements. Elle invite les managers à construire, par leurs discours et par leurs comportements, une représentation cohérente et stimulante du changement spatio-temporel de leur entreprise.

Jean-Jacques Pluchart