L’année du Draghi commence le 8 décembre 2011 par une annonce de la Banque centrale européenne (BCE) alors passée inaperçue des marchés, ceux-ci ne retenant des propos de son président que le refus réitéré de la BCE d’acquérir massivement des titres de dette publique. Les marchés, alors en plein désarroi, ne prêtent guère attention à l’annonce, dans le même communiqué, du lancement de deux prêts à trois ans aux banques européennes.

Les opérations de refinancement existaient déjà sous l’ère Trichet, mais pour des durées beaucoup plus courtes, quoique progressivement augmentées de trois à six mois, puis à un an. La nouveauté de ces deux LTRO (« Long-Term Refinancing Operations ») réside précisément dans le passage à trois ans, s’apparentant ainsi à une mesure non conventionnelle, de surcroît sans limite maximale fixée au montant des prêts et avec un élargissement significatif des garanties acceptées par la BCE en contrepartie de ses prêts.

Les deux opérations, réalisées les 21 décembre et 29 février, ont mis à la disposition des banques européennes un océan de liquidités de plus de 1 000 milliards d’euros à un taux d’intérêt de 1 %, soit un taux deux fois et demi inférieur à celui de l’inflation. Suite à l’absorption de prises en pension hebdomadaires, la transfusion nette de liquidités par le « bazooka » de la BCE ne se serait toutefois établie qu’à 530 milliards d’euros, ce qui reste considérable !

 

Les trois objectifs de la BCE

Le renflouement et la stabilisation du système bancaire constituaient le premier objectif de cette ouverture en grand des vannes monétaires. Par ces deux opérations inédites, la BCE a écarté le principal risque de la zone euro à fin 2011 : la crise de liquidités d’établissements ne pouvant plus se refinancer ni sur le marché interbancaire, ni sur le marché de la dette bancaire senior même sécurisée, qui aurait contraint les États concernés, déjà très endettés, à les secourir pour éviter des faillites bancaires.

La monétisation indirecte des dettes souveraines périphériques était le deuxième objectif, inavoué, de la BCE : en prêtant à 1 % aux banques, elle créait une incitation à replacer une partie de cet argent dans la dette publique domestique à des taux parfois cinq à six fois supérieurs, de nature à réduire la pression des marchés sur ces dettes et à renforcer les fonds propres des établissements concernés. C’est ainsi que les secteurs bancaires espagnol et italien ont acquis, en net, respectivement 45 et 20 milliards d’euros de titres gouvernementaux, rien qu’en décembre et janvier, provoquant ainsi une détente de 2 % des taux d’intérêt sur ces marchés de dettes souveraines.

La reprise du crédit aux entreprises constituait le dernier objectif de « l’open bar » ainsi organisé. L’incertitude demeure sur la bonne circulation à terme de l’argent prêté dans l’économie réelle, lequel a plutôt tendance actuellement à être redéposé auprès de l’institution de Francfort par les banques emprunteuses. Il est vrai que la demande de crédit demeure faible et qu’un durcissement des contraintes de capitaux propres exigées des entreprises par les établissements de crédit était inévitable. Au moins le « crédit crunch » (effondrement brutal de l’offre de crédit) tant redouté a-t-il été évité et la bonne tenue des marchés, suite aux deux LTRO et à l’accord sur la Grèce, a-t-elle contribué à une moindre aversion aux risques et à une anticipation de récession dans la zone euro moins dure que celle imaginée il y a trois mois.

La stratégie de la BCE de soutien « en direct » du secteur bancaire et « indirect » aux dettes souveraines a incontestablement bien fonctionné, valant à son président le qualitatif de « Super Mario ». Les deux premiers objectifs, donner du temps aux banques pour se refinancer et réduire la pression sur les dettes souveraines périphériques, ont même été atteints très rapidement. Quant au troisième objectif, l’alimentation en crédit du secteur privé, nous n’en connaîtrons le résultat qu’au deuxième semestre, le temps de l’économie réelle n’étant pas celui de la finance.

 

Les trois questions que cette stratégie hétérodoxe soulève

La première question posée par ces facilités de financement à trois ans concerne la persistance du gel du marché interbancaire. On aurait en effet pu penser qu’avec un tel afflux de liquidités sur une durée aussi longue ce marché se serait quelque peu dégrippé et que les banques auraient retrouvé l’indispensable confiance entre elles. Il n’en est rien. La monnaie continue à circuler très lentement, sans aucun signe de redémarrage de la vélocité escomptée Le montant des dépôts au jour le jour des établissements bancaires auprès de la BCE ne cesse d’augmenter, alors que ces dépôts ne sont rémunérés qu’à 0,25 %, soit un coût du portage négatif de 0,75 % considéré comme acceptable dès lors que le bilan de la BCE offre d’avantage de sécurité que l’interbancaire. Le risque systémique étant de fait toujours présent aux yeux des banquiers, il est vital que les établissements devant être recapitalisés le soient et procèdent aux dépréciations et provisions nécessaires. Il ne faudrait pas que les banques les plus fragiles, assurées de leur financement pour l’année en cours et bénéficiant de ressources peu coûteuses, rechignent à la transparence pour donner l’apparence du respect des normes prudentielles. Aucune guérison du système financier européen n’est envisageable sans le retour de la confiance et d’un marché interbancaire efficient.

La deuxième question est relative au débouclage des deux LTRO prévu pour début 2015, qui pourrait s’avérer délicat pour certains établissements et constituer un facteur de turbulences pour les marchés. Les banques en meilleure posture et ayant procédé à des réductions de bilans rembourseront peut-être les prêts de la BCE avant l’échéance, la reprise de liquidités pouvant s’opérer au fil de l’eau au cours de la troisième année. Qu’en sera-t-il pour les établissements qui seront confrontés à un sevrage forcé ? D’autant que les opérations de refinancement à long terme risquent, dans un premier temps, d’agir comme une drogue douce et de faire oublier aux Etats qu’ils sont sensés garantir la solvabilité de leurs systèmes bancaires respectifs. Certains considèrent déjà que la BCE est condamnée, quoi qu’elle dise, à devenir le prêteur en dernier ressort du système bancaire européen, qu’une troisième LTRO sera lancée en 2013 et que nous ne reverrons pas avant longtemps un retour à la normalisation de la politique monétaire. En tout état de cause, une telle extension du mandat de la BCE ne se concevrait que dans le cadre d’une fédéralisation effective de l’Union économique et monétaire, laquelle n’est pas d’actualité.

La troisième question porte sur le gonflement rapide de la taille du bilan de la BCE, comparable aux augmentations de total de bilan de la Réserve fédérale américaine, de la Banque d’Angleterre et de la Banque du Japon, avec le risque pour les pays de l’Eurozone d’être contraints de recapitaliser l’institution de Francfort en cas de pertes. On observera toutefois que, contrairement à ses homologues et à l’exception des obligations d’État qu’elle avait achetées en direct au préalable, la BCE ne porte pas directement à son bilan, avec les LTRO, le risque de crédit des émetteurs de dettes souveraines. Il sera en théorie également plus facile pour la BCE de sortir de sa politique monétaire non conventionnelle que pour la Réserve fédérale, engagée sur un programme d’achats en direct et le maintien de taux d’intérêt proches de zéro pour bien plus longtemps. Il n’empêche que ces injections massives de liquidités pourraient se traduire par une baisse du pouvoir d’achat de l’euro et créer les conditions de nouvelles bulles d’actifs financiers et de matières premières. Les pays les plus vertueux de la zone euro accepteront-ils longtemps de participer à cette fuite en avant consistant à savoir laquelle des banques centrales occidentales augmentera le plus son bilan ?

 

Le pire est probablement passé, pour autant rien n’est réglé

Il est rare, dans l’histoire monétaire, de voir une banque centrale prêter ad libitum sur une durée aussi longue à toutes les banques se présentant à son guichet, avec une exigence aussi faible de « collatéral ». Probablement la BCE redoutait-elle un effondrement du système bancaire européen dans le contexte d’une crise de la dette souveraine. En frappant fort, la BCE a eu le mérite de désactiver d’un coup les angoisses des marchés sous l’épée de Damoclès d’un éclatement de la zone euro. Pour autant, la BCE n’est pas le remède miracle à l’exposition au risque souverain et aux maux de l’économie européenne. Tout au plus est-elle utile pour calmer les marchés financiers et éviter le risque d’une crise de financement majeure.

Ne nous y trompons pas, la BCE renvoie en fait les États et les banques à leurs responsabilités. Juguler la crise de la dette nécessite des politiques budgétaires rigoureuses et des réformes structurelles profondes des administrations et du marché du travail, une politique de soutien aux entreprises et à l’épargne investie dans l’appareil productif, une recapitalisation du système bancaire européen, une augmentation des pare-feu (près de mille milliards d’euros là aussi…) destinés à empêcher la contagion de la crise sur les marchés de la dette publique, des efforts conjoints pour améliorer la croissance économique et réduire les déséquilibres de balance des paiements des pays non compétitifs.

Ce n’est pas parce que la BCE permet aux pays les plus impécunieux d’acheter du temps qu’ils peuvent se permettre de différer à plus tard les réformes structurelles et de maintenir un niveau de dépenses publiques et sociales insoutenable, des privilèges indus et des rentes. Ils vont au contraire devoir abandonner les modèles anglo-saxons et latins fondés sur le surendettement et passer d’un modèle de consommation financé par l’endettement à un modèle de production financé par l’investissement. À défaut, les risques de rechute les guettent : les problèmes structurels et de solvabilité des États et des banques ne sont pas résolus. La balle est clairement dans le camp des États qui doivent impérativement profiter de cette période de transition pour identifier en priorité les pistes et les « engrais » de nature à préparer l’avenir et à enclencher une nouvelle dynamique. Le répit que leur accorde la BCE pour purger des années d’errements est momentané…