On n’a pas à recommander le livre de Bouzou et de Funès sur le management des entreprises (« La comédie (in)humaine – Comment les entreprises font fuir les meilleurs », L’Observatoire, 2018), le succès de librairie s’en charge déjà à merveille. Il bat des records de vente pour un ouvrage de cette nature. On n’est pas surpris.

D’abord, il se lit bien, dans une prose limpide et vigoureuse. L’attelage d’une philosophe, de Funès, et de l’économiste-essayiste qu’est Bouzou fonctionne bien, même si les citations de haute culture essoufflent parfois. Les idées sont bien frappées. C’est un hymne à l’entreprise et à l’individu, plus précisément à l’individu qui s’épanouit parce qu’il y a travail et entreprise tout à la fois. Le présent siècle se distingue des précédents par des gens mieux formés, aux attentes plus fortes, avec un appui technique plus importants qui évince progressivement les tâches les plus répétitives, avec une perméabilité plus grande entre la vie personnelle et la vie au travail. Cela impose une relation très différente entre les dirigeants d’une entreprise et ses salariés, une relation qui doit se fonder sur une indiscutable autonomie des salariés.

Or, c’est la thèse du livre, rien n’a changé, tout a empiré. L’entreprise est devenue une bureaucratie presque pire que celle de l’État. Le responsable ? Non pas le système économique, disent les auteurs, mais les managers qui infantilisent leurs collaborateurs. La solution ? L’autonomie, qui est le mot-clé du livre, au côté d’un autre mot important, le courage. L’autonomie, c’est être en mesure de se fixer à soi-même sa propre loi, tout en intériorisant les contraintes de l’environnement ainsi que le cap et la discipline que doit maintenir l’entreprise. Le courage, c’est la capacité, assez rare face à la pression du groupe et au formatage qu’impose la relation hiérarchique, de se dresser individuellement quand les choses ne vont pas, à ses yeux, comme elles le devraient.

Tout cela est dit avec force.

La notion d’autonomie appelle toutefois quelques commentaires. D’abord, on ne sait pas trop à qui s’adresse l’injonction. Au manager qui doit accorder l’autonomie à ses collaborateurs, mais l’autonomie se donne-t-elle ou se prend-elle ? À lire le livre, on pencherait plutôt pour une version moraliste, et au fond assez tonique, par lequel c’est aux collaborateurs eux-mêmes, de faire preuve d’autonomie et de courage.

Second sujet, le livre n’insiste pas assez, me semble-t-il, sur le rôle décisif que jouent les techniques modernes d’information dans la gestion des entreprises. Ce sont maintenant des myriades d’informations qui remontent en continu dans les systèmes internes de l’entreprise. La capacité à mesurer, à surveiller, à comptabiliser, à vérifier, s’est accrue dans des proportions gigantesques. Si on donne au manager les clés pour mesurer, eh bien, le manager va mesurer. Mesurer… et surveiller. C’est cette facilité technique qui dévoie le management, toujours prêt à en demander plus. Les comités de direction se sentent légitimés à passer un temps croissant à l’examen de ces chiffres, à souhaiter éclairer tel nouvel aspect de l’activité, ceci… jusqu’au prochain comité, dans une quête fractale du détail. L’informatique permet aussi de centraliser massivement l’information et contribue au désengagement du management intermédiaire, à l’apparition de ce que recommandent tant et plus les consultants, à savoir l’aplatissement des organisations. On donnait autrefois un nombre d’or, à savoir le nombre de collaborateurs qu’un manager pouvait raisonnablement encadrer. Selon John Pierce Morgan, fondateur de la banque JP Morgan, ce nombre était de 7. Tout se passe aujourd’hui comme si ce nombre ressemblait à 7 fois 7, ou 7 fois 7 fois 7. Le sociologue François Dupuy l’a très bien analysé (voir son excellent « Lost in management », Seuil, 2011, désormais un classique).

Les auteurs pointent du doigt le côté tristement débilitant de la pointeuse, encore fréquente dans beaucoup d’entreprises. Mais elle n’est plus nécessaire : on mesure aujourd’hui, même pour les métiers de services, le nombre de clients ou de dossiers traités, le retour par internet de la satisfaction client, le nombre de requêtes sans réponse, ou avec quel délai de réponse, etc. Le résultat du travail plutôt que son décompte. Difficile de développer une culture de l’autonomie dans ce contexte.

Le management intermédiaire (les petits chefs ou contremaîtres d’autrefois) désormais disparu est remplacé par l’instauration de règles, de bonnes pratiques, de code de déontologie, etc. Pas d’ordre direct, mais des normes. Et c’est un type d’autonomie qui est perverse. Parce que toute nécessaire qu’elle soit, la règle une fois généralisée produit son contraire. Elle devient désincitative, elle déresponsabilise. Et permet les conduites de retrait ou de « coulage » : devant l’abondance de règles, on s’en tient aisément (si elles ne sont pas contradictoires) à la forme plutôt qu’à leur sens, en s’abstenant de toute initiative qui pourrait mettre à risque. J’ai suivi la règle, qu’on ne m’en demande pas plus.

La plupart des gens préfèrent intérioriser les choix faits et les contraintes plutôt que de se les voir imposés par des règles écrites. L’écrit tue, l’esprit vivifie. On le sait bien s’agissant des incitations financières, via les rémunérations par objectif ou par bonus. Si on me donne une carotte pour que j’agisse efficacement, est-ce à dire que je travaillerai mal si on ne m’en donne pas ? Ce serait presque une insulte à mon sens du travail bien fait. Dommage à ce titre que le livre n’aborde que très cursivement la question essentielle des incitations, ce mot valise du management moderne (p. 142).

Une communauté d’individus libres et responsables ne peut donc pas fonctionner en suivant seulement un jeu d’obligations venues de l’extérieur. La morale ou l’initiative personnelle se logent dans ce qu’oublient de dire les règles et non dans ce qu’elles disent de façon insistante. Elles se placent dans l’angle mort de la règle. À trop border par des règles, on se prive du libre-arbitre moral ou du bon jugement du salarié. C’est là qu’intervient la notion de courage sur laquelle insistent à raison les auteurs.

Ils n’ont pas de mots assez drôles sur ces séminaires de cadres d’entreprise où les participants doivent rechercher les « valeurs » qui caractérisent l’entreprise. L’exercice est souvent pitoyable, les mêmes poncifs revenant continuellement : sens du client, performance, transparence, implication (pardon ! commitment, bien sûr), voici les valeurs que retiendra spécifiquement l’entreprise X comme étant siennes et qu’elle mettra sur ses documents de communication. Elle ignore ce faisant que les entreprises Y, Z, etc., ont procédé aux mêmes exercices d’accouchement maïeutique, qui, sans surprise, auront fait émerger les mêmes lieux communs. Sans faire avancer le sujet d’un iota : la valeur mise en exergue est un pâle substitut d’une réelle motivation intériorisé chez le salarié.

 

Mais la règle garde une place centrale

Le lecteur est un peu gêné aussi par l’ode qui est adressée aux dirigeants qui doivent tous se conformer au modèle schumpétérien et transgressif de l’individu-leader qui fait montre d’autorité, de vision, de sens du risque, de charisme, c’est-à-dire se conformer au modèle d’entrepreneur qu’a donné un Steve Jobs. Il y a des entrepreneurs géniaux, qui bousculent un monde, mais c’est loin d’être la majorité. Il leur faut d’ailleurs rencontrer l’opportunité, celle qui les fait devenir ce qu’ils sont. Beaucoup restent dans l’ombre, faute de cette rencontre. Si Churchill, souvent évoqué dans le livre, est devenu Churchill, c’est grâce – peut-on dire – à la Guerre mondiale ; il serait resté sinon le Churchill de Gallipoli, une catastrophe militaire provoquée par l’indéracinable assurance de soi propre au « grand génie ». C’est de Gaulle qui disait que les difficultés attirent les hommes de caractère. Mais bien souvent, la rencontre se fait en sens inverse. Warren Buffett disait finement ne jamais investir dans une entreprise où le dirigeant est un génie (il n’a investi d’ailleurs dans Apple qu’à la disparition de Steve Jobs). Pourquoi ? Parce que, dit-il, les génies sont rares et il est assez probable que l’entreprise ne fonctionne que grâce à l’impulsion du génie, c’est-à-dire n’a pas appris à fonctionner par des process, la mettant à la merci d’un dirigeant médiocre. Que veux-je dire par là ? Que les dirigeants d’entreprise peuvent souvent être de bons managers, faisant simplement de bonnes choses de façon séquentielle, avec le sens du détail et de la délégation. Ils sont souvent là pour organiser le terrain de jeu, de faire que les talents se développent dans leur entreprise. Un des plus grands dirigeants du siècle dernier n’avait rien d’un Bill Gates : ce fut Alfred P. Sloan, le dirigeant de General Motors entre 1923 et 1956, certainement pas un visionnaire de l’automobile, à la différence de Henry Ford, mais qui a réussi à le détrôner à force d’organisation, de structuration, de sens du détail, de délégation (il a inventé l’entreprise matricielle), toutes choses qu’il fit avec génie, pour sûr. Ce fut l’homme des process. Tim Cook n’est pas Steve Jobs, loin de là, mais peut-être Apple n’a-t-elle plus besoin d’un Steve Jobs. Un François Pinault était un entrepreneur et financier ayant charisme et vision ; son fils François Henri est clairement un ton en dessous, mais semble en passe de rester à jamais un très bon dirigeant. Les grands cabinets d’avocats ou de conseil retiennent en général à leur tête non le plus brillant et visionnaire individu, mais le plus consensuel, le mieux capable de faire travailler ensemble les talents, de donner l’autonomie.

Il faut donc aussi reconnaître que l’entreprise a besoin de process et de gens pour organiser les process. Un des plus simples et indispensables est pourtant celui que nos deux auteurs conchient tout au long du livre : la « réunion ». Sous leur plume, le mot est toujours suivi de « à n’en plus finir », « inutile » ; et dans la liste des recommandations de la fin de l’ouvrage, si on lui concède une place c’est pour dire : « pas plus de 45 mn » ! On reste stupéfaits : Décider d’une acquisition importante, de fermer une usine, de passer en revue le plan de charges d’une ligne de production, de lancer un nouveau produit, doit bien prendre 1 heure, 3 heures, 5 heures ou plus s’il le faut. Se réunir est une convention qui économise du temps, parce qu’elle fixe de façon procédurale un moment où les gens conviennent d’échanger de l’information et parfois, et seulement parfois, de prendre une décision. Mon expérience est qu’une unité de production qu’on prive de ses réunions régulières s’atrophie à terme. La machine à café a son importance décisive, mais ne remplace pas tout. Que les auteurs, des auto-entrepreneurs dans le champ intellectuel, me pardonnent cette petite démagogie : mais qu’ils viennent seulement travailler un an ou deux dans une grande entreprise. C’est d’ailleurs une des limites que je verrais au télétravail : les réunions par téléphone, par visio, n’ont jamais la charge émotive et intellectuelle qu’a une réunion in vivo. Quoi qu’on dise, nous restons des hommes et des femmes faits d’émotion, avec du sang sous les ongles.

Le process est aussi une économie d’énergie : il cadre et organise le travail. Parce que beaucoup de salariés ne souhaite qu’un degré limité d’autonomie et ne veulent pas s’investir plus que cela dans l’entreprise. Ils souhaitent bien faire leur travail, et basta, rentrez chez eux et ne plus en entendre parler jusqu’au lendemain. Ce sont souvent des gens stabilisants dans un univers de travail. Il faut à l’inverse saisir l’aspect stressant que peut avoir l’injonction à l’autonomie, à la performance, à l’individualité, au non-conformisme. Un process, c’est permettre de ne pas mettre son intelligence et ses émotions là où elles n’ont pas leur place. Nos deux auteurs sont des moralistes trop exigeants, comme Kant qu’ils citent à l’envi.

 

L’entreprise comme lieu politique

J’ai peur dans cette dernière remarque de me faire traiter de néo-marxiste, un terme souvent employé au fil du livre mais jamais très gentiment. Disons : l’entreprise qu’ils décrivent, celle qui ferait s’épanouir les individus plutôt que de les asphyxier, manque curieusement de vie institutionnelle, de politique pour lâcher le mot. Tout groupement humain suppose des compromis, des rapports de force, des intérêts parfois divergents et l’entreprise ne fait pas exception. Le marché en est largement absent comme principe régulateur – sinon des contrats commerciaux bien formulés la remplaceraient aisément –, mais ce serait une illusion de penser que le lien hiérarchique fonctionne à merveille, comme un rouage. Tout le livre dit d’ailleurs l’inverse. Par conséquent, et pour simplifier outrancièrement ma lecture du livre, l’autonomie, la hiérarchie, le courage et le pressant génie du dirigeant ne suffisent pas à faire fonctionner l’entreprise. Si l’entreprise est un lieu politique, un lieu de nécessaires compromis, il faut, pour les plus grandes d’entre elles, qu’il y ait des institutions pour structurer ce champ de forces. Par exemple, un conseil d’administration ou un codir se déploient de façon très différente selon l’environnement de l’entreprise. Et les salariés aussi ne se suffisent pas d’injonctions à l’autonomie et au courage : ils doivent être en mesure d’organiser leur parole, par des institutions comme les syndicats ou les biens nommées IRP pour institutions représentatives du personnel. L’idée d’autonomie doit prendre chair. Il semble difficile, quand on regarde le mal-être de nombreux salariés en entreprise, de ne pas se poser la question de la « participation », et pas simplement participation au profit, mais aussi participation au pouvoir, à la légitimation des dirigeants. Le livre n’en traite absolument pas. C’est dommage. L’oubli est d’origine lointaine dans les livres qui traitent du management : l’organisation des salariés n’y est vue que comme revendicative, pour traiter de ces choses vulgaires qu’on appelle salaires, temps et conditions du travail. Cela a structuré la lutte capital-travail dans des temps où le salariat était largement l’asservissement de beaucoup au service de certains ; cela structure aujourd’hui le « dialogue social », un mot à ne pas prendre à la légère parce qu’il participe aussi du goût au travail des gens en entreprise.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 25 avril 2019.