I

J’ai été élevé, comme la plupart des Anglais, dans le respect du libre-échange, non seulement comme une doctrine économique qu’une personne rationnelle et instruite ne peut mettre en doute, mais presque comme une partie de la loi morale. Je considérais que s’en écarter était à la fois une imbécillité et un outrage. Je pensais que les convictions inébranlables de l’Angleterre en matière de libre-échange, maintenues pendant près d’un siècle, étaient à la fois l’explication devant les hommes et la justification devant le ciel de sa suprématie économique.

En revoyant aujourd’hui les énoncés de ces vérités fondamentales que je donnais alors, je ne me trouve pas en train de les contester. Pourtant, l’orientation de mon esprit a changé, et je partage ce changement d’avis avec beaucoup d’autres. Il est long de se défaire des habitudes mentales du monde d’avant-guerre du XIXe siècle. Mais aujourd’hui, au tiers du XXe siècle, il peut être utile de tenter une sorte de bilan, d’analyse, de diagnostic, pour découvrir en quoi consiste essentiellement ce changement d’état d’esprit.

Que croyaient accomplir les libre-échangistes du XIXe siècle, qui comptaient parmi les hommes les plus idéalistes et les plus désintéressés ?

Ils croyaient qu’ils étaient parfaitement raisonnables, qu’eux seuls étaient clairvoyants et que les politiques qui cherchaient à interférer avec la division internationale idéale du travail étaient toujours le fruit de l’ignorance par intérêt.

En second lieu, ils croyaient résoudre le problème de la pauvreté, et le résoudre pour le monde entier, en utilisant au mieux, comme une bonne ménagère, les ressources et les capacités du monde.

Ils pensaient en outre qu’ils ne servaient pas seulement la survie des plus forts sur le plan économique, mais la grande cause de la liberté, de la liberté d’initiative personnelle et de don individuel, la cause de l’art inventif et de la fertilité de l’esprit libre face aux forces du privilège, du monopole et de l’obsolescence. Ils croyaient enfin qu’ils étaient les amis et les garants de la paix, de la concorde internationale et de la justice économique entre les nations, et qu’ils diffusaient les bienfaits du progrès.

 

II

Qu’y a-t-il à redire à cela ? Si l’on s’en tient à sa valeur faciale, rien du tout. Pourtant, beaucoup d’entre nous ne sont pas satisfaits de cette théorie politique. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Commençons par la question de la paix. Il ne semble pas évident aujourd’hui qu’une grande concentration de l’effort national sur la capture du commerce extérieur, que la pénétration de la structure économique d’un pays par les ressources et l’influence des capitalistes étrangers, que l’étroite dépendance de notre propre vie économique à l’égard des politiques économiques fluctuantes des pays étrangers, soient des sauvegardes et des assurances de la paix internationale. Il est plus facile, à la lumière de l’expérience et de la prévoyance, de soutenir le contraire. Il serait souvent plus facile d’élaborer des politiques intérieures judicieuses si, par exemple, le phénomène connu sous le nom de « fuite des capitaux » pouvait être supprimé. Le divorce entre la propriété et la responsabilité réelle de la gestion est grave à l’intérieur d’un pays lorsque, du fait du statut de société anonyme, la propriété est morcelée entre d’innombrables individus qui achètent leur participation aujourd’hui et la vendent demain et qui manquent totalement d’information et de responsabilité à l’égard de ce qu’ils possèdent momentanément. Mais lorsque le même principe est appliqué au niveau international, il est, en période de stress, intolérable : je suis irresponsable vis-à-vis de ce que je possède et ceux qui exploitent ce que je possède sont irresponsables vis-à-vis de moi. Il se peut qu’un calcul financier montre qu’il est avantageux d’investir mes économies dans la partie du monde habitable qui présente la plus grande efficacité marginale du capital ou le taux d’intérêt le plus élevé. Mais l’expérience montre de plus en plus que l’éloignement entre la propriété et l’exploitation est un mal dans les relations entre les hommes.

Je sympathise donc avec ceux qui veulent minimiser, plutôt qu’avec ceux qui veulent maximiser, l’enchevêtrement économique entre les nations. Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages – voilà les choses qui, par nature, devraient être internationales. Mais que les marchandises soient fabriquées à la maison chaque fois que c’est raisonnablement et commodément possible et, surtout, que les finances soient essentiellement nationales.

En même temps, ceux qui cherchent à débarrasser un pays de ses liens avec l’étranger doivent être très lents et prudents. Il ne s’agit pas d’arracher les racines, mais de former lentement une plante pour qu’elle pousse dans une autre direction.

Passons de ces questions de jugement ambivalents, où chacun de nous aura droit à sa propre opinion, à une question plus purement économique. Je suis prêt à croire qu’il existait au XIXe siècle deux types de conditions qui faisaient que les avantages de l’internationalisme économique l’emportaient sur les inconvénients. À une époque où des migrations massives peuplaient de nouveaux continents, il était naturel que les hommes emportent avec eux dans les nouveaux mondes les fruits matériels de la technique de l’ancien, incarnés par les économies de ceux qui les envoyaient. L’investissement de l’épargne britannique dans des rails et du matériel roulant à installer par des ingénieurs britanniques pour transporter les émigrants britanniques vers de nouveaux champs et pâturages, dont les fruits reviendraient en juste proportion à ceux dont la frugalité avait rendu ces choses possibles, n’était pas un internationalisme économique ressemblant de près ou de loin, dans son essence, à la propriété partielle de l’A.E.G. d’Allemagne par un spéculateur de Chicago.

Mais je ne suis pas persuadé que les avantages économiques de la division internationale du travail soient aujourd’hui comparables à ce qu’ils étaient. Pour une gamme de plus en plus large de produits industriels, et peut-être aussi de produits agricoles, je doute que le coût économique de l’autosuffisance nationale soit assez élevé pour l’emporter sur les autres avantages qu’il y a à amener progressivement le producteur et le consommateur dans le cadre d’une même organisation nationale, économique et financière. En outre, à mesure que la richesse augmente, les produits primaires et manufacturés jouent un rôle relatif moindre dans l’économie nationale par rapport aux maisons, aux services personnels et aux commodités locales qui ne font pas l’objet d’échanges internationaux ; il en résulte qu’une augmentation modérée du coût réel des premiers, consécutive à une plus grande autosuffisance nationale, peut cesser d’avoir une conséquence sérieuse lorsqu’elle est mise en balance avec des avantages d’un autre ordre.

 

III

Le capitalisme décadent, international mais individualiste, entre les mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux — et il ne livre pas le bien. Bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à la mépriser. Mais quand nous nous demandons ce qu’il faut mettre à la place, nous sommes extrêmement perplexes.

Car il y a une autre explication, je pense, à la réorientation de nos esprits. Le XIXe siècle a poussé jusqu’à l’extravagance le critère de ce que l’on peut appeler pour faire court les résultats financiers, comme test de l’opportunité de toute ligne de conduite parrainée par l’action privée ou collective. Toute la conduite de la vie a été transformée en une sorte de parodie du cauchemar d’un comptable. Au lieu d’utiliser leurs ressources matérielles et techniques considérablement accrues pour construire une ville merveilleuse, ils ont construit des bidonvilles ; et ils ont pensé qu’il était juste et souhaitable de construire des bidonvilles parce que les bidonvilles, selon le test de l’entreprise privée, « payaient », alors que la ville merveilleuse aurait été, selon eux, un acte d’extravagance insensé, qui aurait, selon l’idiome imbécile de la mode financière, « hypothéqué l’avenir ». Nous devons rester pauvres parce qu’il n’est pas « payant » d’être riche. Nous devons vivre dans des taudis, non pas parce que nous ne pouvons pas construire des palais, mais parce que nous n’en avons pas les « moyens ».

La même règle du calcul financier autodestructeur s’applique à tous les domaines de la vie. Nous détruisons la beauté des paysages parce que les splendeurs non appropriées de la nature n’ont pas de valeur économique. Nous sommes capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent pas de dividendes. Londres est l’une des villes les plus riches de l’histoire de la civilisation, mais elle ne peut pas « s’offrir » les plus hauts niveaux de réussite dont ses propres citoyens vivants sont capables, parce qu’ils ne « paient »pas.

Mais une fois que nous nous autorisons à désobéir au test du profit comptable, nous commençons à changer notre civilisation. Et nous devons le faire avec beaucoup de prudence, de circonspection et de conscience de soi. Car il existe un vaste domaine de l’activité humaine dans lequel il serait sage de conserver les critères pécuniaires habituels. C’est l’État, et non l’individu, qui doit changer de critère. C’est la conception du chancelier de l’échiquier comme président d’une sorte de société par actions qui doit être écartée. Si les fonctions et les objectifs de l’État doivent être ainsi élargis, la décision concernant ce qui, au sens large, doit être produit au sein de la nation et ce qui doit être échangé avec l’étranger, doit figurer en bonne place parmi les objectifs de la politique.

 

V

Après ces réflexions sur les objectifs propres de l’État, je reviens au monde de la politique contemporaine. Dans les pays où les partisans de l’autosuffisance nationale ont atteint le pouvoir, il me semble que, sans exception, beaucoup de choses insensées sont faites. Mussolini est peut-être en train d’acquérir ses dents de sagesse. Mais la Russie offre le pire exemple peut-être que le monde ait jamais vu d’incompétence administrative et de sacrifice de presque tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, même pour une tête de bois. L’Allemagne est à la merci d’irresponsables déchaînés — bien qu’il soit trop tôt pour juger de sa capacité de réalisation.

En attendant, les pays qui maintiennent ou adoptent un protectionnisme pur et simple du type ancien, rénové par l’adjonction de quelques quotas du nouveau plan, font beaucoup de choses qui ne peuvent être défendues rationnellement. Ainsi, si la Conférence économique devait aboutir à une réduction mutuelle des tarifs et préparer la voie à des accords régionaux, il y aurait lieu d’applaudir sincèrement. Car il ne faut pas croire que j’approuve tout ce qui se fait aujourd’hui dans le monde politique au nom du nationalisme économique. Loin de là. Mais je cherche à souligner que le monde vers lequel nous nous dirigeons avec difficulté est très différent de l’internationalisme économique idéal de nos pères, et que les politiques contemporaines ne doivent pas être jugées sur la base des maximes de cette ancienne foi.

 

Vox-Fi s’est permis, en traduisant le texte, de le réduire très fortement. On conseille au lecteur intéressé d’aller au texte original anglais, paru dans la Yale Review. On est d’accord ou on ne l’est pas, mais l’on apprécie en tout cas la magnifique maîtrise de la langue qu’avait Keynes.