L’autre virus
Le coronavirus a trois caractéristiques : on ne peut pas s’en prémunir (il n’y a pas de vaccin), on ne sait pas le soigner (il n’y a pas de médicament pour le traiter), il se propage selon une logique inexorable que l’on ne peut enrayer que par le confinement strict.
Il en va de même des crises financières dans les marchés.
On ne sait pas les anticiper, comme le montre notre expérience actuelle (et ce serait vrai de 2008). Tous les acteurs de marché savent depuis de longs mois que la hausse des marchés (de tous les marchés simultanément) était anormale, mais tous ceux qui ont tenté de s’en protéger ont eu tort jusqu’en février 2020, et quand un financier a tort plus de six mois, les clients le désertent, et il disparaît. Pire, ceux qui avaient anticipé la chute, ont en général fini par craquer et à céder à l’injonction simultanée du client et de la concurrence, et à renoncer à leur politique prudente, en général au pire moment. L’adage de Charles Prince, l’ex-patron de Citi, « tant que la musique joue, il faut danser », résume bien la schizophrénie du financier dans les marchés : la foule a toujours raison, même quand elle a tort. Donc, même les meilleurs et les plus clairvoyants ne peuvent empêcher les crises.
Une fois la crise déclarée, comme actuellement, aucun remède n’est capable d’endiguer le mal. On a eu beau prendre des mesures intelligentes sur les fonds propres des banques, sur la liquidité, sur les compensations des dérivés, sur le retour dans le giron des banques centrales des investment banks américaines, sur la transparence, sur les rémunérations des traders, sur la limitation des spéculations dans les banques, rien n’est suffisant : dans une crise, ce ne sont que des lignes Maginot, incapables de contenir la vague. C’est parfait dans 99% des cas, mais les crises ne concernent que les 1% restants et nous surprennent toujours. Les marchés sont indomptables.
Alors, si on ne peut prévenir ni guérir, il peut sembler qu’il reste un choix, du même type que celui auquel sont confrontés les gouvernements dans la crise du coronavirus, mais par certains aspect beaucoup plus difficile : soit (i) accepter cette malédiction des marchés, comme on pourrait accepter la malédiction du Covid 19, et attendre qu’il passe, au nom des 99% de bienfaits par temps calmes, et colmater, comme le font et vont devoir le faire, bravement, régulateurs, banques centrales, et gouvernements, avec le cortège de faillites, de malheurs, et les conséquences sur la dette, sur la croissance et sur les prix. Ou bien (ii) avoir recours au confinement. Mais, contrairement à ce qui se passe avec le coronavirus, le confinement des marchés ou des acteurs du marché, une fois la crise déclarée, n’est plus possible et, d’ailleurs, ne servirait à rien : c’est trop tard. Poussons un peu le parallèle : dans un cas, le risque attaque les personnes au hasard, et, potentiellement, chacun peut être le transmetteur du virus, il y a autant d’acteurs potentiels que d’individus dans la population et la contagion se fait de manière informelle, de manière largement aléatoire. Sachant que les individus les plus fragiles peuvent, au passage, disparaître. Dans l’autre, tout le monde (c’est-à-dire tous les acteurs financiers) est attaqué simultanément, les plus fragiles peuvent disparaître, mais, ce faisant, ils fragilisent les autres parce qu’il existait un lien antérieur, un lien contractuel, entre les acteurs fragiles et les acteurs jusqu’alors sains.
C’est donc un confinement non transitoire comme pour le Covid 19, mais permanent, et décidé ex ante, qui constitue le seul moyen de ralentir la propagation, en obligeant chacun à se cantonner sur son marché, sans s’aventurer partout, en rendant chacun indépendant des autres. Ce serait moins efficace dans 99% des cas, mais de combien ? Et cela éviterait peut-être le malheur des 1%. Tel est le dilemme.
Ce lien contractuel est inévitable, et souhaitable lorsqu’il s’agit par exemple de celui qui unit une entreprise et son banquier. Dans quel cas est-il superflu ? Fondamentalement, lorsqu’il n’y a pas, pour un acteur du système financier, de « filet de sécurité » (de prêteur ou d’acheteur en dernier recours) direct. Si ce n’est pas le cas en effet, l’infection se propage sur des porteurs sains. Le filet de sécurité est bien la seule barrière qui « confine » le virus.
De deux choses l’une alors : ou bien l’on interdit aux banques de prêter ou de prendre du risque sur les non-banques (on cloisonne), ou bien on oblige les non banques à être régulés par la Banque centrale du point de vue des risques monétaires et systémiques, avec, sans doute, en contrepartie, un accès au guichet (au refinancement) de ladite banque centrale. C’est sans doute la seule politique macro-prudentielle efficace possible. La première voie est révolutionnaire et va à contre-courant de tous les développements des vingt dernières années : elle dit que les autres acteurs financiers ne peuvent pas être les clients d’une banque et en tous cas pas des clients comme les autres. La seconde ne l’est pas moins, car elle revient à socialiser (au sens où l’on peut dire que les banques sont socialisées) les non-banques et, ainsi, l’ensemble du système financier.