Lecture de « Le travail est l’avenir de l’homme », Nicolas Bouzou, Les éditions de l’Observatoire, 2017.

 

Nicolas Bouzou vient d’écrire un livre tonique et joyeux, son 11ème livre – quel débit ! Un livre qui est une ode au travail. À la fois à titre d’éthique personnelle, et comme argumentaire plutôt bien bâti sur le fait que le travail humain va rester central dans l’économie, le sort de l’homme n’ayant aucune raison de ressembler à celui des chevaux de la fin du 19ème siècle, quand les voitures commençaient à rouler de par les rues.

1- Le livre fait une remontée historique passionnante pour montrer que jamais dans le passé les innovations de productivité n’ont chassé le travail, au contraire. Les peurs régulières que le progrès technique a suscitées se sont trouvé infondées, même si ce fut souvent au terme d’un processus d’adaptation douloureux. C’est convaincant.

Juste cette réserve : l’élan joyeux ne justifie pas d’agonir les auteurs qui sont plus pessimistes, qui pensent que « cette fois, c’est différent », notamment devant l’ampleur du choc que la robotisation et le numérique sont en train de créer dans l’économie. Tout cette vague n’est-elle pas en train de créer un futur chômage de masse, ou bien de pousser à reprendre le mouvement séculaire de réduction de la durée du travail ? Soyons francs : aujourd’hui, on n’en sait rien. Nicolas pas plus qu’un autre. (Je dis Nicolas parce que c’est un ami de longue date.) L’hypothèse la plus sereine est celle de l’optimisme : que le pouvoir d’achat dégagé par les gains de productivité a toujours suscité de nouvelles activités, que l’innovation porte toujours en elle des potentialités insoupçonnées (le laser permettant de traiter la myopie, il fallait y penser !), etc. Mais cela peut-il être projeté dans le futur ? C’est l’histoire de la poule que raconte George Bernard Shaw, celle qui court avec joie tous les matins vers la fermière qui lui apporte son grain. Encore ce matin, la fermière s’avance… sauf qu’elle a en mains un grand couteau. Notre monde n’en est-il pas au jour où vient le grand couteau ?

C’est le cas de la Chine (et non de Corée !) qui me turlupine. Ses grandes entreprises de la côte est se robotisent à toute allure parce qu’elles commencent à subir un coût du travail plus élevé, notamment face à la concurrence du Vietnam ou des Philippines. Mais ce faisant, c’est tout ce qui a nourri sa croissance, tous ces gens non qualifiés venus des campagnes à l’ouest, dont le flux doit se tarir. Le « déversement », pour reprendre ce mot de Sauvy que commente très bien Nicolas, s’interrompt. Plus encore, que devient la stratégie de développement du Vietnam ou des Philippines ? Pourra-t-on à l’avenir reproduire ce mécanisme de déversement, par lequel les pays émergents gagnent leur place dans la division internationale du travail, en reprenant les activités à fort contenu en main d’œuvre, peu qualifiée, selon un mécanisme d’ascenseur généralisé. Disons-le : la robotisation n’est pas tant à craindre pour la France, au final. Par exemple, on est en train d’inventer des machines pour cueillir des pommes et des cerises : cela veut dire qu’on va pouvoir enfin, à des coûts imbattables, manger des pommes et des cerises bien de chez nous à prix concurrentiels. Il va falloir replanter ! On invente aussi semble-t-il – le process n’est pas encore parfaitement au point, mais cela ne saurait tarder – des machines qui font non seulement la découpe mais aussi la couture des costumes, robes et autres manteaux. Formidable : elles viendront s’installer près de chez nous, là où sont aujourd’hui les bassins de consommation, permettant une flexibilité inédite de la production et quand même un peu d’emploi, assez qualifié. Mais un peu moins pour le Bangladesh.

Et donc que deviennent Vietnam et Bangladesh ? Plus encore, qu’en est-il de cette population africaine dont on prédit le doublement d’ici 2050 ? La bonne échappatoire ne sera plus de pouvoir se substituer au travail non qualifié chinois, et ainsi enclencher une dynamique de développement autonome. Ils ont raté la dernière station avant l’autoroute.

Je ne veux pas me faire plus pessimiste que je ne suis, parce qu’au fond j’adhère assez à la thèse de Nicolas, mais… je vois beaucoup de mais. Celui-ci par exemple : le phénomène de l’homme « blanc » de 45 ans non qualifié, pour se couler dans l’archétype américain, celui qui a voté Trump pour simplifier outrageusement. Il y a bien eu dernièrement un secteur d’activité qui a recruté à tour de bras des millions de personnes de par le monde, à savoir tout ce qui concerne la sécurité : fouille des sacs à l’entrée des magasins, gardiennage renforcée, gestion des aéroports, etc. Daech est pain béni pour l’emploi masculin non qualifié, soyons cyniques. Mais demain ? Comme pour les métiers de transport, on imagine bien que l’électronique fera une grande partie du job, et mieux ici que l’humain (et certainement mieux dans l’atteinte à la vie privée).

2- Alors on dit : E-du-ca-tion ! Oui, mais l’échelle de temps est au moins celui de la génération, c’est-à-dire plus du quart de siècle, et cela suppose d’ailleurs une sacrée refonte de nos systèmes éducatifs. Bref, il est difficile, même à l’optimiste que je suis, de ne pas verser un peu dans le pessimisme. Surtout si l’on poursuit le raisonnement sur le terrain de l’inégalité croissante, celle des revenus et des patrimoines. Cela fera sans doute l’objet du 12ème livre de Nicolas, à paraître dans quelques semaines si on suit son rythme de production.

Inégalité en effet. Pour le dire avec les mots d’une des personnes qu’interviewe la géniale Svetlana Alexeievitch, la prix Nobel de littérature de 2015, dans le non moins génial « La fin de l’homme rouge » : « Je ne sais pas comment m’exprimer… Il y en a qui ont eu le gruyère, et d’autres les trous du gruyère. » Ou cet autre Nobel de littérature, de 2017, Bob Dylan, préfigurant assez bien ce sur quoi allait surfer Trump :

« There’s an evenin’ haze settlin’ over the town
Starlight by the edge of the creek
The buyin’ power of the proletariat’s gone down
Money’s gettin’ shallow and weak
The place I love best is a sweet memory
It’s a new path that we trod
They say low wages are a reality
If we want to compete abroad »
(in Workingman’s Blues #2)

3- Nicolas n’évoque qu’allusivement, à l’occasion d’un commentaire d’une page célèbre de Keynes, la question de la durée du travail qui est certainement un vase d’expansion pour absorber le choc de productivité. Il fait aussi l’habituelle remontrance sur l’expérience française des 35 heures. Je me suis opposé violemment à cette mesure, une vraie erreur de politique économique, en raison de son timing exécrable, pile au moment où l’Allemagne faisait sa cure de compétitivité. Aussi parce qu’il s’agissait d’une mesure de type Gosplan, qui au total a bloqué le jeu naturel, infiniment diversifié, de la vie économique consistant à déverser une part des gains de productivité en baisse du temps de travail. Sauf depuis une trentaine d’années aux États-Unis, pour des raisons complexes à expliquer ici, mais que j’ai tenté d’expliquer dans un article de Telos de juin 2016 (« Travailler plus pour gagner autant »). Dans quelles conditions ce mouvement reprendra-t-il ? La mauvaise expérience française montre comment ne pas faire. Ou plutôt elle montre que la durée du travail n’est pas une variable de commande à disposition du politique, mais le résultat d’une myriade de négociations individuelles. Ce serait un chapitre à développer.

4- Le livre ne pouvait pas ne pas traiter de l’intelligence artificielle et donc de la thématique de ce que j’appellerais « le grand remplacement », avec un clin d’œil à l’extrême-droite, le robot étant le nouvel épouvantail, pire qu’un visage basané : pas de visage du tout. Nicolas a des pages excellentes là-dessus : transhumanisme, singularité, etc. Elles sont inspirées par Luc Ferry, qui vient d’écrire un bouquin sur le sujet, assez médiocre disons-le, pas mal copié-collé de ce qu’on lit en langue anglaise. Nicolas transfigure tout ça. Il faut rappeler que Ferry est un peu le mentor de Nicolas ; c’est ce même Ferry qui dans une revue du livre de Nicolas parue dans l’Express le désigne comme « meilleur économiste de France ». Voici un cadeau assez lourd que lui fait le « meilleur philosophe de France ». Peut-être Nicolas est-il le meilleur ? en tout cas le plus joyeux, j’y insiste. Et sur ce thème très précis du transhumanisme, l’élève dépasse le maître. Les choses sont déjà lues, mais, dites avec talent, c’est un plaisir de les relire.

5- Plus que tout cela, c’est la forme du livre qui plait. En fait, Nicolas, avec le temps, s’affranchit de toutes les règles de l’essai d’économie à la française, dont le modèle purifié est Daniel Cohen. Lui parcourt son sujet comme il le ferait d’une promenade en forêt. D’Ermenonville, pour invoquer Rousseau comme il le fait quand il s’interroge sur la forme très personnelle de son livre. Des digressions ici et là, des petites notations sur ses enfants, sur les poules de son jardin, sur les noms des rues de Paris, sur sa solitude dans les chambres d’hôtel. Il y a du « moi je », mais du « moi je » plaisant, qui fait qu’on tourne les pages sans se lasser. Un moment comique est celui où il décrit comment il a dû s’accrocher pour se taper « La phénoménologie de l’esprit » de Hegel, qui lui sert à raconter la parabole du maître et de l’esclave (et donc, grosse ficelle, le robot et l’humain). L’occasion aussi de poursuivre sa promenade sur les terres des philosophes, il y a du Ferry là-derrière, mais c’est innocent et à nouveau très plaisant. Tout cela sert astucieusement l’objectif central du bouquin, qui est de montrer que loin d’être mort, le travail peut être synonyme de plaisir. Qui voudrait renoncer au plaisir ? En tout cas pas Nicolas en écrivant ce livre.

À lire.