Voici une histoire à suivre au cas où cela arriverait de ce côté-ci de l’Atlantique. Un juge de New-York vient de rendre, en décembre 2020, un jugement probablement historique dans une affaire de LBO qui a mal tourné.

 

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Cela date de l’année 2013. Les administrateurs de Jones Group, une société de vêtements cotée en bourse, avaient donné mandat pour vendre la société qui était en difficulté financière. En décembre de cette année, le conseil d’administration de Jones a voté la vente de la société pour 2,2 Md$, y compris la prise en charge de 1 Md$ de dettes existantes, à Sycamore Partners, une société de capital-investissement.

Mais avant la conclusion de l’accord en avril 2014, Sycamore en a modifié les termes, abaissant sa participation au capital à 120 M$ contre 395 M$ précédemment et a donc emprunté 350 M$ de plus que prévu dans le contrat. Ces mesures ont grevé la société de 1,55 Md$ d’emprunts, soit une dette égale à près de huir fois son EBITDA, et bien au-delà de ce que la banque conseil avait recommandé au conseil d’administration de Jones.

Le conseil aurait pu objecter et exercer son droit de se retirer de l’accord, puisque les conditions avaient été modifiées. Mais le conseil semble avoir été tout heureux de se débarrasser de sa responsabilité et a maintenu la vente.

De manière assez prévisible, Nine West a déposé son bilan en 2018. Dans le cadre de son plan de réorganisation, l’entreprise a trouvé un arrangement suite à ses plaintes contre Sycamore, mais pas suite à celles contre les anciens dirigeants et administrateurs de Jones Group. C’est ce qui a conduit au procès que l’entreprise a intenté contre ces derniers, essentiellement pour ne pas avoir anticipé que la vente de l’entreprise à Sycamore dans une transaction aussi alambiquée pourrait conduire à la faillite.

Dans sa décision, le juge de New-York a fait le constat que les anciens administrateurs et dirigeants de Jones Group, en tant que responsables de la décision de vendre dans ces conditions, le sont aussi de la faillite qui a suivi. Ils ont été « imprudents », a-t-il écrit. Il fallait qu’ils y réfléchissent à deux fois. Ne sont-ils pas en effet responsables « fiduciaires » des intérêts de la société et non des anciens ou nouveaux actionnaires ?

Cela paraît une décision à la fois saine… et explosive pour le marché du private equity si elle devait faire jurisprudence. Dans un message à ses clients, indique l’article du New-York Times d’où est tiré le présent billet, le cabinet d’avocats Ropes & Gray a écrit que la décision du juge « devrait être considérée comme un avertissement sérieux pour les décideurs d’entreprise » et que, même si les directeurs de la société vendeuse n’étaient plus impliqués, ils « ne peuvent pas ignorer » ce à quoi ressemble le bilan d’une société après qu’elle a été vendue à un nouvel acheteur « sans mettre en risque leurs protections au titre de « business judgment rule » « , notion que je commente dans un instant. Les lecteurs amateurs de la pétulante prose juridique étatsunienne se régaleront de cette note écrite par un autre cabinet, Gibson Dunn, sur le même cas.En tout cas, caveat venditor, c’est aussi au vendeur de faire gaffe à qui et comment il vend.

 

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Sur la business judgment rule et la responsabilité des administrateurs

Le droit français et le droit étatsunien diffèrent assez fortement s’agissant de la responsabilité sociale des administrateurs. Je me réfère pour cela à une excellente note rédigée en 2017 par Flore Mahieu, avocate. Dans le cas américain, l’administrateur a des devoirs fiduciaires vis-à-vis de la société et de ses actionnaires, dont que la jurisprudence indique être un devoir de diligence et un devoir de loyauté (implicitement vis-à-vis des actionnaires). Si une partie attaquante ne peut pas prouver qu’il y a infraction à l’un ou l’autre de ces deux devoirs, alors la présomption s’impose que les décisions des dirigeants ou de leur conseil sont valides. C’est ce qu’on appelle la business judgment rule, dont on voit qu’elle est une règle de bon sens pour éviter que le juge aille s’immiscer dans des domaines opérationnels qui sont loin de sa compétence. Dans le cas jugé, les administrateurs ont failli à leur devoir de diligence, puisqu’ils avaient, dit le juge, l’information qu’une dette supplémentaire sur le dos de la société n’était pas viable.

Le droit français ne connaît pas la notion de devoirs fiduciaires et les détaille encore moins. Et il n’établit pas une présomption de bonne gestion. Par contre, il pose la notion de responsabilité civile des administrateurs. Pour citer la note :

S’il n’existe en France pas de présomption telle que celle posée dans le business judgment rule, il existe des principes équivalents. En effet, on ne parle pas de devoirs fiduciaires des dirigeants sociaux mais l’article L. 225-251 du Code de Commerce prévoient que les dirigeants (ou gérants) peuvent voir leur responsabilité civile engagée en cas de « faute de gestion, violation de la loi ou violation des statuts ». La faute de gestion n’est pas définie dans le Code et relève donc de l’appréciation souveraine des juges du fond. La jurisprudence a adopté une interprétation assez large de ce concept : cette faute est déduite du comportement passé du dirigeant par comparaison à ce qu’aurait été le comportement d’un dirigeant normalement compétent et placé dans la même situation. On notera que cette interprétation fait écho au standard de « reasonable man » aux Etats-Unis (notion de bon père de famille), utilisé pour définir le devoir de diligence.

De plus, la jurisprudence française reconnaît aussi comme fautes de gestion le défaut de surveillance ou diligence, les décisions imprudentes, les erreurs d’appréciation graves (par exemple, la prise de risques financiers, arrêt du Tribunal de Commerce de Paris, 23 novembre 1992).

On est donc dans des philosophies assez proches. L’auteure observe que la business judgment rule aux États-Unis est assez puissante et donc protectrice (d’où le tohubohu créé par la décision du juge de New-York) ; et qu’en France, la faute de gestion n’est en pratique invoquée qu’à l’occasion de la faillite de la société, et plus précisément de la liquidation judiciaire. On peut mettre alors à la charge des dirigeants tout ou partie des dettes de la société en liquidation si leurs décisions ont contribué à l’insuffisance d’actif de la personne morale. Dans le cas jugé aux États-Unis, il est probable que le juge français n’imputerait pas une telle faute aux dirigeants de la société vendue.

Il serait souhaitable, dit encore Flore Mahieu, que la pratique judiciaire française, qui dispose des concepts de droit suffisants, cherche à en étendre l’application au-delà de la seule faillite de la société.

 

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