Beaucoup de gens écrivent sur le stupéfiant phénomène Bitcoin. À lire absolument Jean Tirole dans le Financial Times et Kenneth Rogoff dans Project Syndicate. Lire aussi John Cochrane dans son blog, toujours poil-à-gratter et d’où l’on tire le graphique qui suit, lui-même l’ayant tiré du Wall Street Journal.

Beaucoup de gens… et donc, il va de soi, Vox-Fi.

Le graphique montre quelques exemples surprenants de « bulles » récentes, dont la bien connue bulle dotcom du début des années 2000, et la bulle de l’or dont on dira un mot. Mais s’agissant du bitcoin, le graphique est bien en peine de dessiner une courbe : c’est d’un tir de fusée qu’il s’agit. Au regard de ces évolutions, la bulle immobilière aux États-Unis dans les années 2000 apparait (en vert) comme une paisible colline.

 

Source : Wall Street Journal

 

On sait certains actifs financiers ou physiques plus propices à des hausses de prix malcommodes à expliquer. Si on reprend à la base, la valeur financière de tout actif, c’est la somme présente des services qu’il va rendre dans le futur. La valeur de l’immobilier, c’est la somme présente des services de logement qu’il va rendre dans le futur, égaux, si le marché de la location fonctionne bien, aux loyers qu’il peut rapporter. On peut parler ici de « valeur de service ». Un actif financier, qui ne rend aucun service matériel en général, a pour valeur la somme présente des coupons ou dividendes en cash qu’il va rapporter. C’est une valeur de service indirecte, puisque le cash est échangeable sans risque contre d’autres services. Un billet de 100€ a pour valeur… 100€ sans rapporter nul intérêt, et l’on soupçonne que l’intérêt qu’on abandonne correspond plus ou moins au service de liquidité et de sécurité qu’apporte sa détention.

On est plus mal à l’aise pour des actifs qui n’ont aucun ou un très faible ancrage en cash et qui rendent un service matériel difficile à apprécier. Les œuvres d’art sont un tel candidat, si ce n’est l’estime personnelle qu’on retire à posséder un Picasso remisé soigneusement dans un coffre en Suisse. L’or également, son usage industriel ou d’agrément étant infime par rapport à sa valeur financière. Une bouteille de Clos-Vougeot également. On note dans tous ces cas une caractéristique : l’offre est limitée, de sorte que l’afflux soudain d’une demande provoque une hausse de prix qui ne déclenchera pas pour autant l’apport d’une offre nouvelle sur le marché.

Cela dépasse le champ limité d’actifs ne rapportant aucun service matériel : l’immobilier est aussi sujet à ce genre de phénomène, car les loyers peuvent être bas ou non indexés sur le prix et l’offre très peu élastique dans certaines zones (le cœur de Londres ou de Paris) ; les actions d’une startup ou d’une entreprise de croissance également : ce sont des promesses, parfois très éloignées, de dividendes futurs. Le service est là, mais l’ancrage cash évanescent.

Pour tous ces actifs, il peut advenir, sans qu’on sache bien expliquer le moment du déclenchement, ce qu’on appelle des « bulles rationnelles ». Il faut insister sur le mot rationnel car il est raisonnable pour un investisseur d’acheter l’actif si la hausse de prix anticipé dépasse son coût d’opportunité de l’argent. Le phénomène se renforce : la partie « cash » ou « service matériel » de l’actif diminue en proportion de l’actif, au fur et à mesure de la hausse du prix, et à la limite (c’est moins intuitif !) la croissance du prix de l’actif devient égale au coût du capital de l’investisseur. L’achat n’est plus que le souhait de revendre demain plus cher. Et le prix tend vers l’infini.

C’est une bulle, dont, toujours rationnellement, on sait qu’elle ne peut durer, mais qu’on continue à « chevaucher » si la probabilité qu’elle éclate demain reste encore faible à ses yeux. Le couillon sera celui d’après-demain et non celui de demain.

Il y a des bulles qui durent, mentionne justement Jean Tirole : l’or, qui garde sa puissance focale par la magie que des siècles d’histoire lui ont conférée. Mais cela se paie d’une forte volatilité. Ceci pour dire à quel point il serait stupide de revenir à l’étalon-or, comme le suggèrent encore certains esprits décalés. On ne peut pas donner à un actif le rôle d’étalon de valeur s’il n’est pas assuré d’une certaine stabilité. C’était possible autrefois pour l’or ; ce ne l’est plus dans un siècle de marchés financiers immensément ouverts.

C’est l’occasion aussi de répondre à la question : s’il y a des bulles, pourquoi n’y a-t-il pas des « anti-bulles », des prix qui convergent à toute allure vers zéro, alors qu’ils gardent une vraie valeur intrinsèque ? Réponse : il y a bien des « anti-bulles ». Par exemple, en période d’hyperinflation, comme en Allemagne en 1922. On peut alternativement dire que la valeur du mark fondait comme neige au soleil, ou que la valeur des biens physiques (ou du dollar ou du franc suisse de l’époque) connaissait un phénomène de bulle. À toute bulle correspond une anti-bulle, comme pour la matière selon la physique quantique.

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Le bitcoin à présent. Sa valeur de service n’est pas négligeable, dit-on, pour la mafia et la finance de l’ombre. Curieux d’ailleurs : voici un actif monétaire dont on peut retracer, à la différence du billet de 100€, l’intégralité des transactions auxquelles il a donné lieu depuis l’origine, mais, ne pouvant identifier la personne derrière l’adresse internet, dont on ne connaît rien des détenteurs. Mais au cours actuel du Bitcoin, on présume que la valeur de service devient négligeable face à la valeur de bulle. Un « bitbull » !

Un point financier intéressant est le développement d’un marché dérivé (futures, options…) à partir du sous-jacent Bitcoin. Certains attribuent le déclenchement de la bulle à la mise en place progressive de tels instruments, les desks de trading s’ouvrant à Wall Street. Deux commentaires ici.

Le premier pour rappeler qu’on ne peut créer de marché dérivé sur un actif sans possibilité de « shorter », c’est-à-dire de vendre à découvert, cet actif. Et le « short » le plus commode vient de la capacité d’emprunter l’actif, c’est-à-dire de rentrer dans un contrat avec un propriétaire par lequel ce dernier cède la jouissance de cet actif, avec promesse de lui rendre cette jouissance à terme, moyennant rémunération. Cette jouissance permet de vendre l’actif alors qu’on ne le possède pas. Est-il possible que des « mineurs » du système Bitcoin, dont on dit qu’ils en possèdent des wagons, soient rentrés dans de tels contrats, avec une juteuse rémunération ? Ce serait le signe que la détention d’un Bitcoin peut rapporter du cash, ce qui apporterait un supplément de carburant pour la hausse du prix.

Le second pour poser une question : la venue de marchés dérivés est-elle propre à faire monter ou à faire baisser le cours ? L’auteur de ce billet de Vox-Fi n’en sait rien. On ouvre l’attrait spéculatif à une population bien plus vaste et on valorise l’intérêt du Bitcoin pour leurs propriétaires ; mais en même temps, on démultiplie, de façon « synthétique », l’offre du produit.

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Quoi qu’il en soit, le sort est jeté. Le prix va s’effondrer un jour ou l’autre, et comme dirait l’autre, plus ça va monter, plus ça va chuter de haut. Reviendra-t-il à sa valeur de service, ou bien, déconsidéré, cèdera-t-il sa place à une autre monnaie blockchain ? On n’en sait rien. Mais l’épisode laissera des traces.

Tant Tirole que Rogoff font le pronostic que les États et les banques centrales vont à terme prendre le contrôle de ces systèmes de monnaie privée. Ils disent même qu’il est contradictoire, au grand dam des libertariens, de penser même un système généralisé de monnaie privée. La monnaie reste pour des temps longs encore l’apanage d’un pouvoir politique, la forme la plus mauvaise, à l’exception de toutes les autres, y compris technologiques, de fabriquer de la stabilité.