En quoi nos supermarchés modernes sont-ils plus efficaces que les souks qu’on trouve abondamment dans les villes africaines ? Avec les yeux du consommateur moderne, on répond : en rien ! Pourquoi perdre son temps pour mégotter le prix de tout et de n’importe quoi, sauf pour le plaisir exotique de la négociation ?

 

Pour les biens communs, le marchandage a en effet disparu dans les pays développés pour en venir au système de prix affichés non négociables qu’on connaît. Cette disparition croissante tient au moins à trois facteurs :

  • la hausse du niveau de vie rend plus coûteux le temps passé à marchander,
  • la venue de la distribution de masse permet au vendeur (ou au producteur) de juger a posteriori si son prix est trop haut ou trop bas, selon le volume de ventes qu’il arrive à faire. Si vous n’avez qu’un bien à vendre, vous hésiterez sur le bon prix et mettrez sur pied un système de marchandage ou d’enchères ; si vous en avez un flux continuel, il vous est toujours possible de relever le prix si la demande est forte, de le baisser si elle est faible.
  • Enfin, la grande distribution a considérablement réduit les coûts de transaction, ce qui a encore accru le prix du temps par rapport au prix des marchandises achetées. Elle a probablement été la source principale des formidables gains de productivité de nos sociétés depuis l’après-guerre. On estime que dans les années 50, avant la venue du commerce de masse, la marge moyenne pour les biens de consommation courante sur l’ensemble de la chaîne commerciale s’établissait autrefois à 100% (ce qu’on appelle la « culbute » dans la vente de textiles) ; elle est aujourd’hui de l’ordre de 12 à 14%. Si la consommation courante s’établit à la moitié de la consommation des ménages, elle même à 70% du PIB, cela fait un gain de l’ordre de 30% du PIB, autant de ressources utilement investies dans d’autres secteurs.

 

Pourtant, le marchandage reste une forme efficace et fréquente de commerce. Peut-on en préciser les conditions ?

 

Il persiste pour les biens de valeur importante, le meilleur exemple étant l’immobilier, où le temps de recherche du bon prix est extrêmement rentable. Le marchandage dépend donc de la valeur du temps relativement au bien qu’il convient d’acheter. Le marchandage fonctionne d’autant mieux que la valeur du temps est à peu près pareille pour l’acheteur et le vendeur, sinon l’une des parties a moins intérêt que l’autre à rechercher le bon prix et risque de quitter le marché. Enfin, le marchandage subsiste quand il représente le bon mécanisme, à coût de transaction donné, pour échanger la bonne information entre le vendeur et l’acheteur. La limite du commerce à prix unique pré-affiché est en effet qu’il est souvent aveugle sur les vraies courbes de demande et d’offre des participants au marché. Jusqu’à quel prix l’acheteur est-il prêt à monter pour acheter le bien ? Et le vendeur à descendre ? La seule attitude possible pour celui qui trouve le prix trop élevé (ou trop bas) est de ne pas acheter (ou de ne pas vendre).

 

Voici un exemple. Quand je vais acheter un litre d’huile en grande surface, je m’attends au prix affiché. Mais si j’ai oublié l’huile à deux heures de recevoir des invités à table, je serais bien heureux d’aller à l’épicerie du coin pour l’acheter à deux fois le prix de base. Imaginons maintenant que la grande surface soit à deux pas de chez moi : j’achèterais l’huile au prix de base, alors que j’étais prêt à la payer deux fois plus cher. Le vendeur m’aura rendu un service important sans pouvoir se le faire payer. Dans le jargon des économistes, on appelle cela le surplus du consommateur, ce montant que j’arrive gratuitement à extraire du vendeur, celui qui nous fait dire parfois, à l’issue d’un marchandage difficile : « il s’est fait avoir, j’étais prêt à l’acheter bien plus cher ! ». A l’inverse, un consommateur peut passer dans le rayon huile de la grande surface et ne pas acheter parce qu’il trouve le prix trop élevé. Pourtant, il l’aurait acheté si le prix avait été 10% plus bas, et le vendeur aurait accepté de vendre avec ce rabais tout en gagnant de l’argent. Le fait de vendre à 100 alors qu’il aurait accepté de vendre à 90 s’appelle symétriquement le surplus du vendeur.

 

Grâce aux échanges d’information que permet le marchandage, le surplus de l’acheteur et celui du vendeur s’adaptent davantage à la situation. En revanche, le coût de transaction s’accroît. D’où à nouveau le bon usage du barguignage sur les biens, tel l’immobilier, sur lesquels l’information est mal partagée et la valeur du bien élevée (toujours par rapport au temps consommé dans la transaction).

 

La distribution moderne manque dramatiquement, par ses formules de vente de masse, des moyens d’extraire la bonne information de ses acheteurs. Elle connaît mal ses clients. C’est ce que cherchent à faire tous les jours les champions du marketing dans les entreprises. Il y a deux grandes classes de solution. La première, c’est la constitution de « menus » : moi, SFR ou Orange, je ne suis pas sûr si je dois vendre mon forfait à 30 ou à 50€. J’ai probablement des clients heureux à 30€ et d’autres à 50€. Je fais donc deux types de forfait, un basique, l’autre premium, en ajoutant ou en ôtant un élément, plus ou moins annexe, pour départager ma clientèle. J’opère donc en pratique pour faire une discrimination tarifaire. J’ai implicitement créé deux marchés là où il n’y en avait qu’un seul. La grande surface n’introduit ce principe qu’imparfaitement, quand elle met dans un rayon des produits entrée de gamme, des produits à marque distributeur et des produits premium dans ses rayons.

 

L’autre moyen est embryonnaire et encore sujet à des coûts de transaction et à une insécurité assez élevés. C’est l’organisation de marchés aux enchères pour des biens de consommation courantes. C’est le modèle e-Bay et plus généralement des sites de vente par internet, qui fonctionnent aujourd’hui assez bien pour les marchés d’occasion, ceux pour lesquels la distribution moderne à prix unique est clairement inadaptée et pour lesquels il est souvent difficile de trouver la liquidité. De plus, le site internet est capable de stocker de l’information, de « profiler » ses clients.

 

A l’autre extrême, le marchandage segmente abusivement le marché et fait lui perdre une information précieuse, qui est le comportement des autres acheteurs ou des autres vendeurs. C’est ici qu’il y a une faiblesse du souk : on ne fournit pas à l’acheteur qui y entre l’information complète sur les prix que les autres acheteurs ont payé pour des produits identiques. Bien qu’optimum du point de vue du ciblage du consommateur, le souk génère des micro-rentes venues d’une information non partagée1.

 

Le pari du commerce sur internet, sur le mode e-Bay, est de mêler les avantages d’un marché ouvert et concurrentiel, avec les vertus du marchandage2.

 
1. Si j’apprends que mon prédécesseur dans la file a acheté l’huile 10 centimes moins cher que moi, j’exige le même rabais. Cette réaction est la bonne ; elle est vitale pour le bon fonctionnement d’un marché. Le prix « unique », produit de la concurrence, est aussi un prix « juste », qui n’est pas « à la tête du client ». Il élimine les rentes inutiles et au demeurant maximise la somme des surplus de l’acheteur et du vendeur, ce que les économistes appellent un « optimum de Pareto ».
2. Sachant que le gros du commerce sur internet reste sur le modèle du prix unique pré-affiché.