M. Piketty n’aime pas les riches. Je m’en doutais un peu avant d’entamer son volumineux livre dont le titre « Le Capital au XXIe siècle » s’inspire clairement du best seller de Karl Marx. En revanche, je ne m’attendais pas à y trouver un idéaliste. Pour M. Piketty, la « société idéale » (expression récurrente sous sa plume) existe. Pour l’atteindre, il nous suffit démocratiquement de le décider et suivre ses préconisations. Le propos est séduisant.
Comment s’articule-t-il ?

J’y distingue trois étapes, même si elles sont d’inégales ampleurs :
– d’abord, une « enquête », pour reprendre son terme particulièrement approprié, sur les patrimoines en ce début de XXIe siècle et leur évolution historique depuis qu’on dispose de données crédibles, c’est-à-dire environ 300 ans pour la France et le Royaume-Uni et un peu moins pour les autres pays riches. Disons-le tout de suite : cette enquête est passionnante.
– Ensuite, un essai de prospective sur la fin de ce siècle.
– Enfin, ses recommandations pour marcher tous ensemble vers la « société idéale ».

Son enquête s’appuie sur une masse impressionnante de statistiques recueillies sur tous les continents, ou presque. Elle vise à calculer plusieurs séries d’indicateurs :
– la première concerne le cumul par pays des patrimoines privés et du patrimoine public. Ces patrimoines sont censés être évalués aux prix du marché et sont nets des dettes éventuelles. Ils sont rapportés au revenu national annuel du pays considéré. Ce revenu national est égal au PIB après déduction de la dépréciation du capital (typiquement de l’ordre de 10% à 15% du PIB) et après ajustement des revenus reçus de (ou versés à) l’étranger. Les patrimoines sont donc évalués en années de revenu national.
– La série suivante concerne les inégalités de revenus du travail.
– La dernière concerne les inégalités de patrimoines.

Il n’est évidemment pas question de résumer en quelques lignes un tel travail. En voici cependant les résultats qui m’ont paru les plus significatifs.

Évacuons tout d’abord la question des patrimoines publics puisque, en ce début de XXIe siècle, ils sont tous pratiquement équivalents à zéro ! En effet, quels que soient les Etats, leur patrimoine brut est à peu près équilibré par leur dette. L’un et l’autre se montent plus ou moins à une année de revenu national.
Quant aux patrimoines privés dans les pays riches en ce début de siècle, ils varient suivant les pays de 4 à 6 années de revenu national. Il s’agit donc de montants considérables. Mais le plus intéressant concerne leur évolution historique.
Tant en France qu’au Royaume-Uni qui, on l’a vu, sont les deux pays pour lesquels on peut remonter le plus loin, de 1700 jusqu’à 1914, le cumul des patrimoines privés est resté à un niveau stable et très élevé : près de 7 années de revenu national. Ce ratio s’est brutalement effondré à la suite des deux guerres mondiales et des crises économiques qu’elles ont encadrées, à tel point qu’en 1950 il valait à peine plus de 2 ! Puis il est reparti fortement à la hausse et n’a plus cessé d’augmenter : 4 dans les années 1980 et environ 6 aujourd’hui. Les autres pays européens ont tous suivi la même évolution.
Le cas des Etats-Unis est assez différent. Etant un pays neuf, ce même rapport (patrimoines privés/revenu national annuel) est parti de beaucoup plus bas (3 en 1770), puis a progressé vigoureusement pour atteindre 5 à la veille de la première guerre mondiale. Au sortir de la seconde guerre mondiale, il avait baissé (un peu au-dessous de 4 en 1950) mais beaucoup moins qu’en Europe, car plus éloigné du théâtre des combats. Depuis, il est en très légère croissance et se situe un peu au-dessus de 4 aujourd’hui.

Pourquoi, en ce début de XXIe siècle, constate-t-on un tel écart avec l’Europe où le ratio est environ supérieur de moitié L’auteur l’attribue à deux causes principales. La première tient à un taux d’épargne sensiblement plus faible aux Etats-Unis. La seconde raison est un taux de croissance de la population américaine nettement plus élevé : 1% par an de 1970 à 2010 contre 0% à 0,5% dans les différents pays européens. C’est le même problème que dans les familles nombreuses chez lesquelles le patrimoine des parents s’éparpille entre plusieurs enfants…

Après avoir en quelque sorte posé le cadre, M. Piketty rentre dans le vif de son sujet qui est la mesure des inégalités. Il commence par celles des revenus du travail. Son analyse dans le temps et l’espace l’amène à distinguer trois groupes de pays (en allant des moins inégalitaires aux plus inégalitaires) :
– Les Etats-Unis dans les années 1950-1970 et les pays scandinaves dans les années
1970-1980,
– L’Europe en 2010,
– Les Etats-Unis en 2010 et l’Europe en 1910.

Dans chacun de ces groupes, les 10% les mieux payés reçoivent 25% (respectivement 35% et 50%) du total des revenus du travail avant impôts. Quant aux 50% les moins payés, ils ne reçoivent que 30% (respectivement 25% et 20%) de ce même total. C’est dire qu’en moyenne, les mieux payés reçoivent 4,2 (respectivement 7 et 12,5) fois plus que les moins bien payés.
On constate donc un double mouvement en sens inverse :
– d’un côté, une baisse assez sensible des inégalités en Europe au cours du XXe siècle.
– de l’autre, une forte hausse des inégalités aux Etats-Unis de 1970 à aujourd’hui.
Néanmoins, M. Piketty estime que, sans être « idéales », ces inégalités de revenus restent acceptables, surtout si on les compare à celles des patrimoines comme on le verra plus loin.

Cependant, en examinant plus précisément le cas américain, M. Piketty met en évidence ce qui lui apparaît comme un signe d’inquiétude pour l’avenir. En effet, jusqu’à la fin des années 1970, on l’a vu, les Etats-Unis étaient parmi les pays les plus égalitaires. En particulier, les 1% les mieux payés recevaient alors 8% des revenus du travail. En moyenne, ces 1% n’étaient donc payés que 8,6 fois plus que la moyenne des 99% autres. Or, aujourd’hui, leur part atteint pratiquement 20% et, du coup, le rapport des rémunérations moyennes passe à 25 ! Si l’on regarde l’évolution des 0,1% les mieux payés, la progression est encore plus spectaculaire : leur part dans les revenus du travail est passée de 2% à 10% ! Ce fut le ressort principal du mouvement Occupy Wall Street, même si ces super-salaires américains n’apparaissent pas seulement dans le monde de la finance.

Venons-en maintenant aux inégalités de patrimoines et à leur évolution historique. Là encore, M. Piketty classe les pays dans le temps et l’espace en plusieurs groupes. Cette fois, il distingue quatre groupes (toujours des moins inégalitaires aux plus
inégalitaires) :
– Les pays scandinaves des années 1970-1980,
– L’Europe en 2010,
– Les Etats-Unis en 2010,
– L’Europe en 1910.
Dans chacun de ces groupes, les 10% les plus riches possèdent 50% (respectivement 60%, 70% et 90%) du patrimoine total. On voit donc que les inégalités patrimoniales sont beaucoup plus fortes que celles des revenus du travail. C’est pourquoi il est intéressant de regarder également la part possédée par les 1% les plus riches : elle s’élève à 20% (respectivement 25%, 35% et 50%) du total. Quant à la part détenue par les 50% les plus pauvres, elle reste dans tous les cas très faible puisqu’elle n’atteint que 10% pour le premier groupe (et 5% ou moins pour les trois autres groupes).

L’évolution des patrimoines en France, particulièrement bien documenté, est typique de celle du reste de l’Europe. La France de la Belle Epoque est très inégalitaire : les 10% les plus riches possèdent 90% du patrimoine total et, surtout, les 1% les plus riches en détiennent 60% ! La France est alors une société de rentiers qui s’anéantira dans les chocs terribles de la première moitié du XXe siècle, en particulier du fait de l’apparition concomitante de l’inflation et de la fiscalité :
– Tout au long du XIXe siècle, les monnaies étaient restées parfaitement stables à la fois en pouvoir d’achat et entre elles. Elles constituaient des repères d’une grande fiabilité. Ce monde s’effondre définitivement avec la première guerre mondiale. En France, entre 1913 et 1950, l’inflation dépasse 13% par an, soit une multiplication des prix par cent ! Par ailleurs, du fait des différentiels d’inflation d’un pays à l’autre, les monnaies varient sans cesse entre elles.
– La seconde cause de la disparition des fortunes de la Belle Epoque est la fiscalité. En France, l’impôt progressif sur le revenu est créé en juillet 1914 au taux maximum de 2%. Mais dès la fin de la guerre, ce taux s’envole : 50% en 1920, 60% en 1924 et même 72% en 1925. Dans le même temps, se développe l’impôt progressif sur les successions.
Du coup, pendant toute cette période, les inégalités de patrimoine baissent régulièrement en France. Ainsi, en 1970, les 10% les plus riches ne possèdent plus que 60% du total tandis que les 1% les plus riches n’en détiennent que 20%. Depuis, ces taux ont peu bougé. Dans le même temps, il convient de signaler un phénomène tout à fait nouveau. C’est l’apparition de ce que M. Piketty appelle « une classe moyenne patrimoniale », c’est-à-dire les 40% de personnes qui se situent entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres. En effet, alors qu’en 1910 leur part n’atteignait que 5% du total, elle s’élève aujourd’hui à 35%. La progression est tout à fait remarquable !

Là encore, sans surprise, les Etats-Unis se distinguent du continent européen. Tout d’abord, autour de 1800, les inégalités des patrimoines américains sont encore relativement faibles. Le pays est neuf et composé pour une large part de migrants arrivés sans patrimoine. Au cours du XIXe siècle, les inégalités s’accroissent, tout en restant plus faibles qu’en Europe à la même époque : en 1910, les 10% des américains les plus riches possèdent 80% du total, tandis que les 1% les plus riches en détiennent 45%.
De 1910 à 1940, les inégalités se réduisent sensiblement, quoique moins fortement qu’en Europe sur la même période. En 1940, les 10% des américains les plus riches ne possèdent plus que 65% du total, tandis que les 1% les plus riches en détiennent 30%. Depuis cette date, la tendance est en légère hausse, en particulier depuis les années 1970-1980.

Voilà ce qu’on peut dire rapidement des principaux résultats de cette « enquête » sur l’évolution des patrimoines et leur situation en ce début de XXIe siècle. La deuxième étape de la démarche de M. Piketty est prospective. Elle ambitionne de prévoir ce que seront les patrimoines à la fin du siècle. Inutile de dire que le sol est ici beaucoup moins solide et va même parfois jusqu’à se dérober…
Pourtant les choses semblent bien démarrer lorsque l’auteur annonce, d’une façon un peu pompeuse il est vrai, la « première loi fondamentale du capitalisme ». Ciel ! M. Piketty serait-il un nouveau Mariotte, ce physicien français qui avait découvert, nous apprenait-on à l’école, la loi fondamentale des gaz parfaits (PV sur T égale constante, comme chacun sait) ? Nous, qui pensions être des hommes libres et responsables, aurions-nous soudainement décidé de nous comporter comme des molécules de gaz parfait ? Heureusement pour nous (et malheureusement pour ces économistes qui voudraient nous faire rentrer dans leurs formules), il n’en est rien ! La nouvelle loi de M. Piketty n’est qu’une simple tautologie ; elle ne peut donc rien nous apprendre. C’est un peu comme si je déclarais avoir découvert la « première loi fondamentale de la famille » sous la forme de « l’âge moyen des enfants est égal à la somme de leur âge divisée par leur nombre » ! Certes, ce n’est pas faux, c’est même la définition de la moyenne, mais vous conviendrez que cela ne nous avance guère !
La flamme de l’espoir se ranime en abordant la « deuxième loi fondamentale du capitalisme ». Cette loi est en effet un peu moins triviale que la première. Elle affirme que, dans le long terme, le rapport patrimoine total d’un pays/revenu national est égal à son taux d’épargne divisé par le taux de croissance de son revenu national. Que les patrimoines s’accroissent lorsque le taux d’épargne augmente, on s’en doutait un peu ! Baptiser « loi » ce que chaque chef de famille connaît parfaitement et expérimente quotidiennement semble un peu exagéré. Quoi qu’il en soit, l’auteur s’appuie sur cette « deuxième loi » pour prévoir l’évolution du rapport patrimoines/revenus au niveau mondial. Ce ratio qui de 5 en 1910, était tombé à 2,5 en 1950 puis remonté à 4,5 aujourd’hui, est prévu pour continuer son ascension régulière tout au long du XXIe siècle et finir à 6,5 en 2100. En réalité, plutôt qu’une prévision, il s’agit d’une simple prolongation de la tendance observée sur la deuxième moitié du XXe siècle. On sait ce que vaut ce type d’exercice… Quant à une décomposition par pays, l’auteur ne s’y hasarde pas ; compte tenu de l’inconsistance de sa prévision au niveau mondial, on le comprend bien !

Ces chiffres concernent donc les patrimoines considérés dans leur globalité. Quant aux inégalités patrimoniales elles-mêmes, que deviendront-elles ? Diminueront-elles comme au XXe siècle ou augmenteront-elles comme au XIXe ? L’auteur base toute sa réflexion sur l’évolution de la quantité (r-g), dans laquelle r est le taux de rendement du capital après impôts (y compris successoraux) et g est le taux de croissance du revenu national. L’idée est la suivante : pour que les riches puissent maintenir leur patrimoine par rapport au revenu national, il faut qu’ils épargnent au moins au rythme de croissance du revenu national. Pour ce faire, il faut donc que le rendement de leur patrimoine soit au moins égal au taux de croissance du revenu national (et même un peu au-dessus si les revenus que ces riches reçoivent de leur éventuel travail ne leur suffit pas pour vivre…). En conséquence :
– si r est nettement supérieur à g, les riches s’enrichissent toujours plus ;
– si r est voisin de g, voire même inférieur, les fortunes s’amenuisent, voire même disparaissent.

Comment a évolué cette quantité (r-g) au cours des siècles passés ? Examinons d’abord r, le rendement du capital. L’auteur estime que, jusqu’à la première guerre mondiale, le rendement du capital est resté stable et élevé : de l’ordre de 4 à 5% par an. Puis, de 1913 à 1950, le rendement est tombé à seulement 1% par an, à cause notamment des pertes en capital dues aux destructions. Depuis, il remonte régulièrement. Il serait à 3,2% sur la période 1950-2012 et l’auteur le voit dépasser les 4% au cours du siècle à venir. Passons maintenant à g, le taux de croissance de la production mondiale. On peut le décomposer en deux termes : la croissance démographique et la croissance de la production par personne :
– C’est évidemment la croissance démographique qu’on connaît le mieux et pour laquelle les prévisions sont les plus fiables. On est là sur un terrain à peu près solide, au moins jusqu’au milieu du siècle. En raison du phénomène bien connu maintenant de la « transition démographique », la courbe du taux de croissance de la population mondiale est une courbe en cloche. Jusqu’en 1700, son taux de croissance est très faible, toujours inférieur à 0,2%. A partir de cette date, le taux s’accroît régulièrement et fortement jusqu’à atteindre un maximum de près de 2% pendant la période 1950- 1970. Depuis, il baisse tout aussi régulièrement et devrait repasser sous la barre des 0,2% à la fin du siècle.
– Tout autre est la croissance de la production par personne. Extrêmement faible jusqu’à l’âge moderne, elle s’est élevée à 0,1% par an au XVIIIe siècle, 0,9% au XIXe siècle et 1,6% au XXe siècle. Quelle sera-t-elle au XXIe siècle ? Il est évidemment bien difficile de le dire. Elle dépendra du rythme des innovations, par nature impossible à prévoir. L’auteur a retenu un chiffre de 1% par an.
Nous avons donc maintenant tous les éléments pour suivre l’évolution de la quantité (r-g) au niveau mondial :
– Jusqu’à la première guerre mondiale, cette quantité (r-g) est restée très élevée, de l’ordre de 3 à 4% par an. C’est ce qui expliquerait la très forte inégalité des patrimoines dans l’Europe de la Belle Epoque : les riches n’ont cessé de s’enrichir tout au long de cette période.
– La situation s’est complètement inversée au XXe siècle au cours duquel la quantité (rg) est restée constamment négative de l’ordre de -0,5% par an, et ceci pour deux raisons successives. D’abord, de 1913 à 1950, c’est r qui a chuté à 1% par an. Ensuite, de 1950 à 2012, r est remonté mais dans le même temps g augmentait aussi fortement. Ainsi, les fortunes réalisées grâce aux revenus du travail étaient peu à peu rognées avant même qu’elles ne se transmettent sinon à la première génération, en tous cas à la seconde. Quant aux fortunes transmises par héritage, elles ne survivaient pas longtemps.
– Qu’en sera-t-il au XXIe siècle ? M. Piketty voit une nouvelle inversion : r va continuer sa croissance et dépasser les 4% par an tandis que g va continuer sa chute et, du fait de l’arrêt de la croissance de la population mondiale, se stabiliser aux alentours de 1% par an. Du coup, la quantité (r-g) va retrouver ses niveaux d’avant la première guerre mondiale, de 3% ou plus et, au grand dam de M. Piketty, les riches vont à nouveau s’enrichir toujours plus…

La prévision de M. Piketty d’un accroissement continu des inégalités au cours du XXIe siècle est-elle fiable ? Le moins que l’on puisse en dire est qu’il est permis d’en douter. Certes son scénario peut se réaliser mais tellement d’autres peuvent également se produire : sans parler de guerres ou de crises toujours possibles, le rendement du capital peut baisser, l’innovation technologique peut continuer sa progression et, surtout, mille autres événements aujourd’hui imprévisibles peuvent évidemment survenir…

Mais ces incertitudes ne semblent pas ébranler l’auteur. Convaincu de la montée inéluctable des inégalités patrimoniales, M. Piketty, et nous arrivons à la derrière étape de son raisonnement, nous exhorte à nous y opposer. Pour ce faire, sa proposition est toute simple, au moins en théorie : il faut baisser r en instaurant un impôt mondial sur les patrimoines au taux de 2% par an (pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros et 1% pour ceux compris entre 5 et 10). De ce fait, (r-g) redescendrait à 1% environ. Il est clair qu’une telle mesure, si elle était appliquée, aurait pour effet de réduire sensiblement les grandes fortunes.

Mais pourquoi vouloir absolument supprimer ces grandes fortunes ? Curieusement, M. Piketty n’en donne aucune justification. Ne pas aimer les riches ne constitue quand même pas une raison suffisante. Moi qui n’aime pas les grincheux, je ne vais pas pour autant proposer de les éradiquer…
Lui, qui est manifestement « utilitariste » et nous ressasse comme un leitmotiv l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », aurait pu essayer de nous démontrer l’ « utilité » de sa proposition. Je l’imaginais nous concocter une « fonction d’utilité » du genre « on prend de l’argent à quelques riches (argent qui ne leur coûte pas beaucoup) pour le donner à de nombreux pauvres (ce qui leur apporte énormément) ». Heureusement, il ne l’a pas osé.
A de nombreuses reprises, tout au long de son livre, M. Piketty nous parle de « société idéale », mais sans jamais vraiment la définir. D’évidence, sa société idéale est une société avec de faibles inégalités patrimoniales ; certes, mais à quels niveaux ? Et, surtout, pourquoi ? Peut-être que la prévision de M. Piketty d’une remontée des inégalités patrimoniales se vérifiera, mais on a envie de lui dire : « Et alors ? Pourquoi s’offusquer de l’enrichissement des riches, dans la mesure bien sûr où ils ne volent leur argent à personne ? ». La question de savoir pourquoi les inégalités patrimoniales seraient intrinsèquement « mauvaises » me paraît, en effet, fondamentale. C’est tout sauf une évidence. Bizarrement, cette question n’est pas abordée de front dans l’ouvrage de M. Piketty pourtant fort détaillé et consacré précisément aux inégalités.
Une lecture attentive permet cependant de glaner ça et là quelques bribes de réponses. Elles peuvent être classées en deux rubriques :
– Généralement, les grandes fortunes ne seraient pas méritées, en particulier les héritages.
– De fortes inégalités patrimoniales seraient contraires à la démocratie.
L’idéal d’une société méritocratique est, en effet, fortement ancré en nous. Le problème est que, comme l’a clairement mis en évidence Friedrich Hayek, le mérite n’a de sens que dans une organisation telle que la famille, l’entreprise ou n’importe quelle institution dotée d’une hiérarchie. Hayek les qualifiait d’ « ordre artificiel ». Dans les sociétés humaines au contraire, d’ « ordre spontané », qui donc pourrait peser le mérite de tel ou tel ? Entre le paysan africain qui s’échine sous le climat tropical à faire pousser quelques plants de mil et le salarié français qui, même payé au SMIC, gagne en un ou deux jours autant que le premier en une année, lequel serait le plus méritant ?
Quant à la soi-disant incompatibilité des inégalités patrimoniales avec la démocratie, où l’a-t-il donc dénichée ? Il fait un amalgame avec la détestable, mais généralement aujourd’hui abolie, inégalité des droits qui est un tout autre sujet. En effet, le même article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen stipule également que « les hommes naissent et demeurent égaux en droits ». Il n’est, en revanche, nulle part fait mention d’une quelconque égalité patrimoniale.
Certes, quand on découvre, effaré, à longueur de journaux, l’immensité de certaines fortunes, il peut nous venir parfois un certain sentiment d’injustice. Mais réfléchissons plus avant aux motivations profondes de ce premier élan. Ne serait-ce pas plutôt la jalousie et l’envie qui nous animent ? Lorsque M. Piketty, la main sur le coeur, nous appelle à soumettre les inégalités à la sanction démocratique, il sait évidemment qu’il joue sur du velours. Un tel impôt spoliateur sur le capital proposé au vote des électeurs devrait sans doute recueillir une majorité, peut-être même très forte. L’envie et la jalousie restent malheureusement des vices bien communs. Mais ne s’agirait-il pas là d’un dévoiement de la démocratie ? Ne tomberait-on pas dans ce que Pascal Salin appelle justement la « Démocratie absolue », en référence à cette Monarchie absolue qui nous a conduit aux désordres de la Révolution française et aux guerres napoléoniennes qui ont suivi ? La vraie démocratie ne doit pas être un prétexte à la tyrannie de la majorité aux dépens d’une minorité, ne serait-elle constituée que de riches. Voler l’argent des riches est toujours voler, même lorsqu’on le fait en groupe, sous le couvert d’une soi-disant légitimité démocratique.
Pour finir, je ne peux que vous inviter à lire, ou relire, ce que le poète Ronsard nous en disait déjà : « L’envie est le plus méchant et le plus vilain vice de tous. C’est une douleur et tristesse procédant d’un lâche courage et d’une abjecte et vilaine pusillanimité de l’âme qui se tourmente et se ronge de toute bonne fortune et prospérité qui arrive à son pareil : passion qui rend l’envieux extrêmement tourmenté car, se défiant de ses forces et facultés, il entre en désespérance de pouvoir égaler, passer ou atteindre aux bons succès et heureuse prospérité de son semblable, et s’oppose tant qu’il peut à son avancement. » Plutôt que d’exciter nos vices les plus malsains, puissent nos professeurs, même d’économie, nous encourager à la sagesse qui consisterait à accepter les autres tels qu’ils sont, y compris riches !