Le capitalisme a fait surgir deux grands mécanismes d’organisation : les marchés et les entreprises. Les deux idées derrière ces mécanismes sont opposées. Les marchés impliquent des transactions désengagées (arms-length) entre des acteurs dispersés ; l’entreprise promeut une collaboration engagée (linked-arm) au sein d’équipes. Mais curieusement, ces approches contradictoires sont attaquées simultanément. Si seulement les assaillants faisaient une pause pour en noter l’ironie, ils se calmeraient peut-être.

L’attaque sur les marchés a été particulièrement forte à cause de l’effondrement financier. Maintenant que les titrisations complexes ont été discréditées, il est plus difficile d’avoir foi dans des transactions de marché comme moyen d’allouer le capital. Les obligations CDO (collateralised debt obligations), les CDS (credit default swaps) et toute la panoplie des promesses financières négociables sont remises en question. Si seulement les marchés dérivés avaient été régulés, semblent croire certains critiques, le monde se serait épargné la crise.

Mais si les marchés sont démodés, le mécanisme alternatif – l’entreprise – est également dans la ligne de mire. Feuilletez les revues de management et vous apprendrez qu’emprisonner du capital et des talents dans de grandes organisations est une façon démodée de travailler : cela étouffe des gens talentueux dans un immobilisme bureaucratique. On remarque que les entreprises dominantes sont régulièrement prises à contrepied quand il y a un saut technologique. Leurs managers ont raté Facebook et Twitter ; ils soutiennent les cinémas à l’époque du film télé-déchargeable ; et malgré tous leurs MBA et leurs feuilles de calcul, ils n’investissent pas là où le retour serait le plus grand.

Chaque camp avance des solutions que l’autre ridiculise, bien qu’aucun d’eux ne paraisse s’en apercevoir. Ceux des commentateurs financiers qui sont sceptiques sur les marchés donnent comme solution que le risque soit davantage absorbé par les entreprises – précisément celles que les commentateurs en management méprisent. Au lieu du crédit titrisé, ils voudraient des prêts générés par les entreprises financières et conservés sur leur bilan, à partir de la théorie que les gestionnaires de risque d’une banque mesurent mieux le risque que les traders de marché. Ils voudraient aussi que les banques inscrivent leurs prêts à leur valeur faciale jusqu’à ce que des équipes de managers avisés jugent qu’il est temps de les déprécier. Ils ont un sursaut d’effroi à l’idée que ces prêts puissent être évalués en valeur de marché.

Dans le même temps, les sceptiques de l’entreprise avancent la critique inverse. Peu impressionnés par les managers bureaucratiques, ils désirent que le capital soit alloué d’une manière plus conforme aux règles de marché. A la place de comités d’investissement qui distribuent les ressources avec lourdeur au sein d’un mastodonte encombré, pourquoi ne pas découper l’entreprise, libérer ses talents créatifs et laisser à des investisseurs en venture capital la décision du projet à soutenir ? L’économiste Ronald Coase a répondu à cette question en 1937, en observant qu’en mettant ensemble les idées, le capital et les travailleurs, l’entreprise réduit ses coûts de transaction. Mais les critiques de l’entreprise rétorquent que l’entreprise moderne a réduit les coûts de transaction à une fraction de ce qu’ils étaient avant, rendant anachronique l’explication de Coase. Un livre à succès, Wikinomics, suggère que les collaborations en réseau peuvent être une alternative à l’entreprise. « Ce peut être la naissance d’une nouvelle ère, peut-être même d’un âge d’or, du niveau de la Renaissance italienne ou de la naissance de la démocratie athénienne », proclame l’auteur immodestement.

Le point n’est pas que les marchés sont au-dessus de toute critique. Leurs imperfections sont largement reconnues, en premier lieu par les spécialistes qui travaillent sur les marchés. Les praticiens de marché affichent souvent le mépris le plus grand pour la théorie du marché efficient : George Soros, le célèbre spéculateur, est un critique majeur de la spéculation. Les investisseurs professionnels ne se lèveraient pas le matin s’ils pensaient que les marchés étaient trop intelligents pour être détournés. De la même façon, les critiques les plus virulentes de l’entreprise bureaucratique viennent souvent des grands patrons. Jack Welch a sans pitié licencié des légions de salariés de GE. Lou Gerstner a secoué IBM comme on le ferait d’un tambourin, pour finalement titrer ses mémoires auto-promotionnelles : « Qui a dit que les éléphants ne peuvent pas danser ? ».

Le point est plutôt que les critiques tant du marché que de l’entreprise devraient s’écouter davantage entre eux. Les commentateurs financiers ne devraient pas dénoncer la titrisation sans reconnaître cette chose évidente pour les spécialistes en management : le contrôle du risque au sein d’une bureaucratie a aussi ses failles. Les spécialistes en management ne devraient pas mettre au rancart l’entreprise sans reconnaître cette chose évidente pour les commentateurs financiers : l’alternative à une coordination par le jeu des marchés est remplie d’asymétries d’information, de fraudes et de grégarisme par des investisseurs pas si rationnels que cela.

Il est tout à fait juste de critiquer les marchés et l’entreprise. (…) Mais quand ils sont attaqués simultanément et de façon radicale, les gens raisonnables doivent se douter que les deux attaques ne peuvent être justifiées en même temps.